1870 : la mémoire désormais inutile ?

C’est un ouvrage fort bienvenu que cette synthèse sur l’histoire de la mémoire de la guerre de 1870 que vient de faire paraître J.-F. Lecaillon[1]. Publiée par un spécialiste d’histoire culturelle doublé d’un excellent connaisseur de ce conflit, cette enquête est assurément destinée à occuper une place de choix dans les bibliothèques. Alors qu’il est aujourd’hui de bon ton de s’offusquer de la perte de mémoire, énième syndrome d’un déclin qui serait désormais inéluctable,  J.-F. Lecaillon rappelle en prenant appui sur les neurosciences que l’oubli est chose non seulement naturelle mais nécessaire (p. 10). Aussi, mis à part les cas relevant de logiques de chocs post-traumatiques, le souvenir doit être pensé dans le cadre de ses différentes fonctions, le pluriel s’imposant ici du fait de la nécessaire perspective diachronique inhérente à la démarche historienne. Or là est précisément l’objet de ce livre, à savoir exposer la manière dont les Français ont perçu et raconté les faits relatifs à la guerre de 1870 et « cerner les variations dans le temps et dans l’espace » de ces différents récits (p. 17). Ce faisant, se distinguent deux grandes périodes qui, toutes deux, conduisent assez naturellement à des questionnements différents. Si avant 1914 il va de soi d’interroger l’idée de Revanche, après 1919 c’est bien la possibilité de l’expression d’une mémoire dans un contexte hautement concurrentiel qui s’impose.

Personnalisée notamment par la figure du général Boulanger, la notion de Revanche fait partie des idées trop souvent reçues à propos de la mémoire de la guerre de 1870 que J.-F. Lecaillon nuance de manière particulièrement stimulante dans ces pages. En cela, cet ouvrage vient admirablement compléter les travaux aujourd’hui classiques de C. Digeon sur la crise allemande de la pensée française ou encore de B. Joly[2]. Ajoutant du reste que la Revanche est un « cri du cœur » qui « ne débouche sur aucun projet politique commun », et qu’une telle ambition « n’aurait eu aucune crédibilité », le livre se situe dans le sillage de la grande synthèse publiée il y a cinq ans par N. Bourguinat et G. Vogt (p. 23)[3].

Carte postale. Collection particulière.
Carte postale. Collection particulière.

Pour autant, ceci ne signifie nullement qu’il faille postuler une amnésie de 1870 qui équivaudrait à une absence de désir de Revanche. Non seulement tel n’est pas le cas mais J.-F. Lecaillon repère un certain nombre de voix discordantes répondant à des intérêts bien compris. Tel est par exemple le cas des militaires de carrière qui appellent dès août 1870 à une revanche (p. 28) pour ne pas avoir à être jugés coupables devant la postérité du résultat de cette guerre (p. 29). D’où par la suite la légende noire de Bazaine, récit qui répond à une logique fort bien détaillée (p. 181) :

« L’identification d’un bouc émissaire prenant sur ses épaules toutes les fautes pour mieux en soustraire la Nation tombait à un moment psychologiquement décisif. Si Bazaine avait trahi, la valeur des Français n’avait pas à être mise en cause. La victoire allemande elle-même perdait de son aura. Les vaincus n’avaient pas démérité, ils avaient été trompés. »

Très fin connaisseur de la peinture militaire, J.-F. Lecaillon montre à partir des toiles exposées notamment au Salon qu’émerge dès les années 1870 l’idée que « la défaite n’a pas été honteuse » (p. 56). Autrement dit, ce sont les chefs qui ont trahi, voir le régime, mais l’honneur du mobile, lui, est sauf. Mieux, la défaite « est même glorieuse car les soldats de France sont tombés pour une juste cause » (p. 59). Ce faisant, c’est bien d’un processus de réécriture favorable du fait militaire qui s’observe ici, phénomène qui rappelle que 1870 n’a de ce point de vue rien d’exceptionnel[4].

Pour les catholiques ultramontains, 1870 fait sens en ce que la défaite serait une punition divine infligée au pays « pour les fautes réitérées depuis les crimes de la Révolution » (p. 36) et notamment l’abandon des états pontificaux. C’est ainsi par exemple qu’à Nantes, l’évêque, Félix Fournier, déclare dès le 4 septembre 1870 que « le Salut de la France exige qu’elle demande pardon à Dieu de ses pêchés » ; une posture offensive qui contraste avec la prudence affichée à Vannes par Jean-Marie Bécel. Il est vrai que le premier est de sensibilité légitimiste quand le second doit son trône uniquement à une faveur impériale… Il n’en demeure pas moins que résident là, sur la base des figures héroïsées de Louis-Gaston de Sonis ou Athanase de Charrette, les supports d’une mémoire catholique de 1870 qui s’exprime notamment à Loigny, en Eure-et-Loir (p. 159 et suivantes, p. 185-187), et à travers le souvenir des zouaves pontificaux. Dans ce cadre, le discours est moins dirigé vers une volonté de revanche militaire sur l’Allemagne que sur le péril rouge et la figure de l’ennemi intérieur qui menacent, traumatisme de la Commune oblige (p. 37). En ce sens, on ne peut que suivre l’auteur quand il affirme que « si la guerre avait renforcé le sentiment d’unité nationale, elle n’avait pas été vectrice d’unification politique » (p. 71).

Carte postale. Collection particulière.
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En rappelant que de nombreux carnets et mémoires participent d’un discours pacifiste dans la première partie de la IIIe République (p. 33), J.-F. Lecaillon montre que cette mémoire ne saurait être assimilée à une forme d’antipatriotisme ou d’antimilitarisme, le régime faisant reposer « l’arche sainte » de la reconstruction nationale notamment sur les casernes[5]. Non seulement ce souvenir de 1870 se montre peu belliqueux mais, par bien des égards, dessine les contours du comportement collectif que l’on voit à l’œuvre en 1914[6]. En effet, l’attente des « citoyens ordinaires » de la France de la Belle époque est avant tout pragmatique : que la patrie « retrouve son honneur sans avoir à payer le prix du sang qu’elle vient de verser » (p. 35). Dans les années 1880, la population serait ainsi « toujours émue aux souvenirs de la débâcle mais assez apaisée pour se satisfaire d’un patriotisme défensif » (p. 82). Pour J.-F. Lecaillon (p. 41) :

« Refuser la guerre ne serait donc pas renoncer aux provinces perdues. Il s’agirait seulement de les reconquérir par d’autres moyens. »

Parmi ceux-ci, il y a bien entendu les conquêtes impériales, et la mission civilisatrice accordée à la France qui la place de facto sur un piédestal masquant la débâcle (p. 84), mais aussi « les arts, la science et l’industrie » (p. 66). Tous ces éléments composent en définitive « l’expression d’une supériorité nationale qui se suffit à elle-même » (p. 103) et relativise donc la nécessité du recours aux armes.

Certes, ceci ne signifie pas que le souvenir de 1870 ne soit pas abondamment présent dans la culture populaire qui s’exprime avant 1914. Bien au contraire et en témoignent de multiples éléments, des bataillons scolaires aux manuels d’histoire en passant par l’imagerie d’Épinal (p. 104 notamment). Le développement d’une association comme le Souvenir français en est également un bel exemple (p. 79-80), de même que l’essor des premiers cas de villégiature de mémoire, bien que ces pèlerinages « ne prêchent que des convaincus issus d’une petite élite sociale qui pratique déjà une forme de tourisme » (p. 105).  Mais pour J.-F. Lecaillon, « les souvenirs qui font mémoire de la guerre perdue sont plus entretenus pour renforcer la fierté patriotique que pour réclamer [la] reconquête militaire [de l’Alsace et de la Lorraine] » (p. 69). Ainsi, si l’une des dictées les plus fréquemment donnée à la fin du XIXe siècle porte sur « l’amour du pays natal », ce sujet ne doit pas être mésinterprété. En effet, « si les enfants sont invités à connaître leurs devoirs de soldats ou de femmes patriotes, la guerre ne leur est pas présentée comme une vertu » (p. 91). De même, les images d’Épinal ne doivent pas donner lieu à une interprétation erronée : elles sont plus « une apologie de l’héroïsme qu’un rappel spécifique de la guerre franco-prussienne » (p. 104). Néanmoins, ce sont bel et bien les bases de la protoculture de guerre qui s’exprime en 1914 qui se donnent ici à voir[7].

Carte postale. Collection particulière.
Carte postale. Collection particulière.

Après 1918, la mémoire de la guerre de 1870 évolue dans un contexte de plus en plus concurrentiel, confronté au souvenir des tranchées d’abord, puis de la Seconde Guerre mondiale ensuite avant que ne viennent les guerres de décolonisation. Il est à cet égard assez symptomatique de voir une association comme la FNACA se présenter comme relevant de la « troisième génération du feu », puisqu’une telle généalogie tend à placer le point zéro de l’origine du « monde combattant » en 1914 : ce faisant, le poilu invisibilise complètement le mobile. Mais ce que montre avec talent J.-F. Lecaillon, c’est que contrairement à une idée reçue, la mémoire de la guerre de 1870 ne s’efface pas après le traité de Versailles même si, comme vidée de sa substance idéologique et ne parvenant pas à se réinventer, elle peine à s’exprimer (p. 135). Il y a certes quelques résurgences en 1939-1940 mais celles-ci trouvent très rapidement leur limite sous Vichy. En effet, avec Pétain, il n’est plus question de revanche sur l’Allemagne mais, bel et bien, d’une paix avec Berlin dans une Europe nouvelle placée sous la domination nazie (p. 146). D’ailleurs, le terme renvoie alors à celle prise sur le Front populaire, comme une victoire posthume des partisans de l’Ordre moral (p. 147).

Quant au dernier vétéran français de 1870, Séraphin Pruvost, il décède dans le Pas-de-Calais le 8 décembre 1955 (p. 147). Pour J.-F. Lecaillon, dans cette seconde partie du XXe siècle, plus encore dans le dernier quart où émerge avec force l’idée d’un « devoir de mémoire », la guerre de 1870 relèverait d’un souvenir laissé de côté par les politiques publiques (p. 151). Sans doute est-ce là une vision qui mériterait d’être nuancée par une étude approfondie des initiatives menées dans les décennies 1980-2000 par les Commissions départementales de l’information historique pour la paix. Certes, « l’année terrible » n’y est sans doute pas aussi abordée que la guerre d’Algérie et peut-être même d’Indochine, sans évoquer bien entendu les deux conflits mondiaux. Mais suggérer qu’elle n’entre pas dans le répertoire d’action du monde combattant semble aller un peu vite en besogne, la guerre franco-allemande n’étant pas la Commune de Paris. D’ailleurs, un des nombreux intérêts du livre de J.-F. Lecaillon est de présenter un panorama fort stimulant des initiatives mémorielles développées en 1970 pour le centenaire puis en 2020 pour le 150e anniversaire (p. 183 et suivantes), deux temps forts qui permettent d’apprécier à sa juste mesure la production historiographique dont a accouché le centième anniversaire de la séquence 1914-1918.

Carte postale. Collection particulière.
Carte postale. Collection particulière.

Néanmoins, si quelques objections pourraient être formulées çà-et-là, il n’en demeure pas moins que le constat formulé par l’auteur d’une mémoire « qui n’a plus beaucoup d’utilité [après 1919], sinon celle de nourrir la curiosité d’amateurs plus ou moins éclairés » (p. 208) est particulièrement convainquant. Comme le dit joliment J.-F. Lecaillon, la mémoire est un outil au service d’un sujet au temps présent de son énonciation » (p. 154). Dès lors, la question qui se pose, moins à l’historien du reste qu’au responsable politique, c’est de savoir s’il n’y aurait pas encore matière à puiser dans 1870. À titre personnel, j’en suis convaincu même si je suis le premier à reconnaître qu’il n’est pas certain que la substantifique moëlle dégagée par ce conflit aille dans le sens des vents actuellement dominants.  Car si « l’histoire militaire de 1870 a aussi montré combien la cohabitation de troupes chevronnées et d’unités composées de jeunes recrues manquant d’instruction a affecté le rendement des forces françaises », il n’est pas certain que cette mémoire serve les initiatives actuelles déployées en faveur de la réserve.


[1] Lecaillon, Jean-François, Gloria Victis. La revanche de 1870. Souvenirs, mémoires et cultures, Paris, L’Harmattan, 2025. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses. 

[2] Digeon, Claude, La crise allemande de la pensée française, Paris, 1957 ; Joly, Bertrand, « La France et la Revanche (1871-1914) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n°46-2, 1999, p. 325-347.

[3] Bourguinat, Nicolas et Vogt, Gilles, La Guerre franco-allemande de 1870. Une histoire globale, Paris, Flammarion, 2020

[4] Boltanski, Ariane, Lagadec, Yann et Mercier, Franck (dir.), La Bataille. Du fait d’armes au combat idéologique (XIe-XIXe siècle), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.

[5] Chanet, Jean-François, Vers l’armée nouvelle. République conservatrice et réforme militaire 1871-1879, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006.

[6] Becker, Jean-Jacques, 1914 : Comment les Français sont entrés dans la guerre, Paris, Presses nationales de la Fondation des Sciences politiques, 1977.

[7] Pour de plus amples développements sur cette idée je me permets de renvoyer à Le Gall, Erwan, « Eriger 1870 en fondement d’une protoculture de la Première Guerre mondiale : l’exemple breton », En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°4, été 2014, en ligne.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Erwan Le Gall (12 avril 2025). 1870 : la mémoire désormais inutile ? Ar Brezel. Consulté le 11 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13qtt


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