Ce n’est sans doute pas lui faire injure que d’affirmer que Jean Perreau-Pradier n’a pas marqué les annales de la vie politique française. En retraite du corps préfectoral, il ne recueille que 2% des suffrages quand il se présente en 1981 aux élections législatives à la Réunion, une île où il avait été en poste. Ajoutons d’ailleurs que c’est là son troisième échec puisqu’il est auparavant battu deux fois, en 1973 et en 1978, dans l’Aisne, sous l’étiquette de l’UNR. Mais un détail de sa profession de foi réunionnaise ne manque pas d’attirer l’attention. Dans ce tract, en effet, il affirme dès le deuxième paragraphe : « Résistant dès les premières heures de l’Occupation, je suis Français libre et gaulliste ». Curieuse affirmation pour un homme dont la carrière dans le corps préfectoral apparaît, à première vue, remarquablement linéaire, y compris pendant la Seconde Guerre mondiale. Un parcours qui le conduit d’ailleurs à être nommé en Bretagne, d’abord à Saint-Malo puis, hors-classe, à Brest.
Du point de vue du capital politique que peut être une valeureuse Seconde Guerre mondiale, ces quelques éléments sont intéressants. À l’évidence, Jean Perreau-Pradier la juge suffisamment porteuse sur le plan électoral pour la faire figurer sur sa profession de foi. Mais manifestement, le choix des électeurs réunionnais invite à nuancer ce jugement. Pourtant, lorsqu’on examine la trajectoire de Jean Perreau-Pradier, c’est bien l’impression inverse qui prédomine, c’est-à-dire celle d’un parcours sur laquelle la Seconde Guerre mondiale n’a, au contraire, aucune incidence. Comme si l’intéressé avait traversé en fantôme la séquence 1939-1945, comme cela aurait pu par exemple l’être pour un prisonnier détenu 5 ans dans un stalag. La chose est d’autant plus remarquable qu’en termes de capital social, et même d’habitus politique, Jean Perreau-Pradier, est un authentique héritier. Petit-fils d’un député républicain, il est le fils d’un député – ayant repris la circonscription de son père à sa mort en 1912 – lié à Paul Doumer et devenu Sous-secrétaire d’État aux Finances en 1932 puis Sous-secrétaire d’État à la Présidence du Conseil en 1934[1]. À cette époque, Jean Perreau-Pradier est même chef du cabinet de son père, alors qu’il est tout juste âgé de 23 ans[2]. 3 ans auparavant, il était attaché au cabinet de Paul Doumer, d’abord à la présidence du Sénat puis à l’Élysée[3].

Bien né, le 31 juillet 1911 à Auch, Jean Perreau-Pradier n’en témoigne pas moins d’une solide formation intellectuelle. Après le lycée Buffon, il entre à la faculté de droit jusqu’à obtenir, toujours en 1934, un doctorat consacré à l’équilibre budgétaire, texte dont la version publiée est préfacée par Pierre-Etienne Flandin, dont il avait été un collaborateur au ministère des Finances[4]. Par ailleurs titulaire d’un D.E.S. de sociologie, il est diplômé de l’École libre des sciences politiques ainsi que de l’École des hautes études sociales et plus précisément de l’École des hauts études internationales[5]. Ce faisant, c’est encore une fois l’insertion dans les réseaux du pouvoir qui se vérifie avec cette institution. Parmi ses camarades de promotion diplômés la même année on retrouve le futur président du parlement européen Victor Leemans, le futur Compagnon de la Libération et sénateur de la sarthe Raymond Dronne ou encore l’écrivain polonais Aleksander Janta Polczynski[6].
Au regard de ces quelques éléments, il est d’ailleurs étonnant de ne pas voir Jean Perreau-Pradier effectuer une carrière à la Jean Moulin, c’est-à-dire oscillant, au gré des alternances électorales, entre postes dans la préfectorale et postes en cabinets ministériels[7]. Son seul poste de cette nature sera auprès d’André Bord, en 1971, alors Sous-secrétaire d’État à l’Intérieur puis ministre, l’année suivante, des anciens combattants et victimes de guerre. Ceci ne signifie toutefois pas que le fils de ministre s’éloigne dans les premiers temps durablement de Paris. Bien au contraire, dans les années 1930, alors que le champ de ses possibles paraît encore très ouvert, on le voit alterner les affectations. Nommé sous-préfet de Chinon – une sous-préfecture de 3e catégorie – le 20 avril 1935, il est détaché quelques mois plus tard et reviens dans la capitale, d’abord en tant que secrétaire général adjoint du comité supérieur de l’aménagement et de l’organisation générale de la région parisienne puis comme chargé de mission aux Affaires étrangères. Peut-être faut-il voir dans ce poste la conséquence de son passage sur les bancs du 16, rue de la Sorbonne ? Toujours est-il que Paris joue indéniablement un rôle d’accélérateur dans sa carrière puisque, le 10 décembre 1937, il est nommé secrétaire général de la préfecture de l’Aisne, à Laon.
Mobilisé en août 1939, Jean Perreau-Pradier n’est pas fait prisonnier en 1940 et reprend donc le cours de sa carrière avec l’État français. Nommé secrétaire général de la préfecture de la Côte d’Or en octobre 1940, il est fait quelques mois plus tard, au printemps 1941, sous-préfet de Saint-Malo, le précédent titulaire du poste étant lui nommé à Cambrai[8]. Cette nomination est présentée par Le Progrès de la Côte d’Or comme un « bel avancement » et ce journal dresse à cette occasion un portrait à la fois dithyrambique et convenu du fonctionnaire : « Il avait su conquérir toutes les sympathies et l’estime de tous ceux qui eurent affaire à lui ». Et ce titre de préciser : « Toujours affable, recevant les uns et les autres, malgré un labeur écrasant, au courant de toutes les questions, aplanissant les difficultés dès que cela était en son pouvoir, il avait commencé depuis son arrivée une besogne de réorganisation dont on sent dans tous les services dont il avait la charge les heureux effets »[9]. Bien entendu, il serait hasardeux de prendre pour argent comptant ces propos publiés par une presse soumise à la double censure de Vichy et de l’occupant. Pourtant, il est difficile de ne pas y voir un portrait du sous-préfet idéal : un fonctionnaire amène et compétant, ce dernier point étant la conséquence « de solides études » effectuée donc, notamment, au 16, rue de la Sorbonne. Jean Perreau-Pradier ne reste cependant que quelques semaines sur la Côte d’Émeraude avant d’être nommé sous-préfet hors-classe à Brest, poste éminemment sensible, puis d’être envoyé à Orléans, en tant que secrétaire général de la préfecture du Loiret[10]. Là, dans ces fonctions également délicates puisqu’en ce département se trouvent les camps de Jargeau, Beaune-la-Rolande et Pithiviers, il côtoie donc pendant quelques mois Jacques Morane avant que celui-ci quitte opportunément le corps[11].
Dans la profession de foi qu’il publie à l’occasion des élections législatives en 1981, l’ancien préfet Jean Perreau-Pradier affirme avoir été « Résistant dès les premières heures de l’Occupation ». Précisons d’emblée que rien ne permet, en l’état actuel de nos connaissances, de confirmer ou d’infirmer une telle assertion. Mais on observera que ces fréquentes mutations pendant les deux premières années de l’occupation ne favorisent certainement pas l’insertion dans les milieux locaux et donc la prise de contact avec une armée des ombres alors en pleine structuration. Pour autant, alors que secrétaire général de la préfecture du Loiret, il est arrêté par les Allemands en avril 1943 puis incarcéré, d’abord à Orléans puis à Fresne. Placé hors-cadre, puis mis en disponibilité, il est sans surprise réintégré à la Libération, l’arrestation valant brevet si ce n’est de Résistance au moins d’honorabilité[12]. Ajoutons du reste que Jean Perreau-Pradier ne figure pas dans la liste Écochard, ce qui tendrait à invalider son appartenance revendiquée à la France libre, et que le Service historique de la Défense ne conserve aucun dossier de résistance à son nom. Précisons néanmoins que son dossier personnel de préfet fait état d’une Légion d’honneur au grade de commandeur et d’une Croix de guerre 39-45, sans que l’on sache à quels états de services renvoie cette dernière décoration. De même, on sait qu’il se prévaut de son passé dans la clandestinité lorsqu’appelé, au début des années 1950, à témoigner dans le cadre du procès des assassins d’un résistant, Robert Scaffa[13].

La Seconde Guerre mondiale n’empêche donc nullement l’ancien élève de l’École des hauts études sociales de poursuivre sa carrière dans la préfectorale à la Libération, d’abord en Seine-et-Oise – donc non loin de Paris – puis dans le Rhône, où il devient préfet, en 1948. Après 6 ans en Vendée, il est nommé dans l’océan Indien. En l’état actuel de nos connaissances, il est difficile de savoir comment Jean Perreau-Pradier reçoit cette nomination. Mais il n’est toutefois pas impossible qu’il soit, pour partie au moins, imprégné de quelques-unes des représentations mentales de son père, ancien vice-président à la Chambre de la commission des colonies, de l’Algérie et des protectorats. La question coloniale compte en effet parmi ses centres d’intérêt et sa notice biographique dans le Dictionnaire des parlementaires indique qu’il cherche à « étendre le champ d’application de certaines réformes législatives, notamment en matière de droit civil, aux départements d’outre-mer ». Pendant la Première Guerre mondiale, il publie d’ailleurs trois ouvrages sur « l’effort colonial » ainsi que sur les répercussions économiques du conflit sur les colonies. Quant à Jean Perreau-Pradier, on lui doit aussi quelques écrits coloniaux, et notamment une étude sur la presse en Indochine publiée en 1931 dans la Revue du Pacifique et dans laquelle « il estime que la liberté de la presse ne doit être accordée que lentement au peuple annamite »[14]. Il n’est d’ailleurs pas impossible qu’il ait été également influencé par l’ancien gouverneur en Indochine qu’est Paul Doumer[15]. C’est d’ailleurs cette proximité qui pourrait expliquer les nombreuses décorations dont il est titulaire alors que jamais il ne sert en Extrême-Orient. En effet, en plus de deux médailles relatives au Maghreb, il est commandant de l’Ordre royal du Cambodge ainsi que du Dragon de l’Annam[16].
Toujours est-il qu’à la Réunion, visiblement, Jean Perreau-Pradier se taille une réputation de « lion », pour faire référence à la dichotomie du métier préfectoral établie par J.-P. Machelon[17]. C’est ainsi que Témoignages, journal qui affirme être « l’organe de la fédération communiste de la réunion », se demande en première page en août 1958 : « Quand le préfet Perreau Pradier sera-t-il relevé de son poste ? », ce qui trahit une vive tension politique[18]. N’étant nullement spécialiste de l’histoire politique de cette île, c’est bien la prudence qui doit s’imposer au moment d’interpréter une telle archive. Pour autant, soulignons que celle-ci fait sens au regard de ce que l’on sait justement de l’importance du Parti communiste à la Réunion au XXe siècle mais aussi du positionnement politique de Jean Perreau-Pradier : disciple de Pierre-Etienne Flandin et de Paul Doumer, il n’a rien d’un philo-communiste, bien au contraire. Son parcours dans la préfectorale semble également en témoigner, y compris sous Vichy. Pour Y. Combeau, du reste, il est un « préfet de combat » nommé par le socialiste Guy Mollet pour contrer les deux députés communistes élus lors des législatives de janvier 1956 : Raymond Mondon et Paul Vergès. À l’en croire, « il est moins préfet que gouverneur »[19]. Même son de cloche pour G. Gauvin pour qui Jean Perreau-Pradier incarne la « république coloniale » et une manière de « reprise en main préfectorale », n’hésitant pas à dissoudre les municipalités communistes ou à forcer les démissions[20].

D’ailleurs, n’y aurait-il pas là la justification profonde de sa candidature aux législatives de 1981 ? La Résistance évoquée dans sa profession de foi, puisque la mémoire n’est jamais que l’outil politique du temps présent, ne serait-elle pas un appel plus ou moins subliminal à contrer la majorité « socialo-communiste » qu’appelle de ses vœux François Mitterrand, entré comme on le sait à l’Élysée le 10 mai 1981 ? Autrement dit, les états de service que Jean Perreau-Pradier met en avant ne seraient-il pas, plutôt que ceux de l’armée des ombres, ceux de la guerre froide et acquis en l’hôtel de la préfecture de Saint-Denis de la Réunion ? Y. Combeau rappelle en effet que le 30 mai 1958, le préfet se présente « comme le garant de l’ordre républicain et annonce l’interdiction de toutes les manifestations publiques »[21].
[1] Gauvin, Gilles, Michel Debré et l’Île de la Réunion. Une certaine idée de la plus grande France, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2006, p. 127-153.
[2] « Les Collaborateurs des ministres », Le Petit parisien, 59e année, n°21079, 15 novembre 1934, p. 10.
[3] Gallica / bibliothèque nationale de France : Rol, 154663 ; « L’Entourage du Président Paul Doumer », L’Avenir du Tonkin, 48e année, n°10572, 21 juillet 1931, p. 3.
[4] Voir « M. P.-E. Flandin financier orthodoxe a toujours été partisan d’une saine économie financière », Le Matin, 52e année, n°18692, 25 mai 1935, p. 1.
[5] Archives nationales : dossier personnel du préfet Jean Perreau-Pradier, 19920266/75.
[6] « À l’École de journalisme », Comœdia, 25e année, n°6743, 7 juillet 1931, p. 3.
[7] Azema, Jean-Pierre, Jean Moulin, le rebelle, le politique, le résistant, Paris, Perrin, 2003.
[8] « Administration préfectorale », Journal officiel de l’État français, 73e année, n°232, 21 août 1941, p. 3517.
[9] « M. Perreau-Pradier est nommé sous-préfet de Saint-Malo », Le Progrès de la Côte d’Or, 73e année, n°235, 23 août 1941, p. 2.
[10] « Administration préfectorale », Journal officiel de l’État français, 73e année, n°339, 19 décembre 1941, p. 5445 ; « M. Jean Giraud quitte Brest », La Dépêche de Brest, 55e année, n°20970, 7 octobre 1941, p. 2 ; « À l’occasion du départ de M. Perreau-Pradier », La Dépêche de Brest, 56e année, n°21070, 3 février 1942, p. 2 ; « M. Perreau-Pradier est nommé secrétaire général de la préfecture du Loiret », La Dépêche de Brest, 56e année, n°21078, 12 février 1942, p. 1.
[11] Sur ce point Allorant, Pierre, « Reconstruire la France, reconstruire l’État : Jacques Morane à Orléans, préfet bâtisseur ou politique ? », in Baruch, Marc-Olivier (coord.) et Edenz, Maurice (textes rassemblés par), Vichy et les préfets. Le corps préfectoral pendant la Seconde Guerre mondiale, Paris, La Documentation française, 2021, p. 93-108.
[12] Voir pour de plus amples réflexions Allorant, Pierre, « La Mémoire accommodante du corps préfectoral : entre la panthéonisation de Jean Moulin et l’oubli de Jacques Morane », in Castagnez, Noëlline et Allorant, Pierre (dir.), Mémoire de guerres. Le Centre Val-de-Loire de Jeanne d’Arc à Jean Zay, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 169-185.
[13] « Dix ans de réclusion à Piednoir et à Beau », La Bourgogne républicaine, 13e année, n°63, 14 mars 1952, p. 1.
[14] « Les Congrès à Vincennes, La Dépêche coloniale et maritime, 39e année, n°10141, 30 octobre 1931, p. 2.
[15] Voir notamment Lorin, Amaury, Paul Doumer. La République audacieuse, Paris, Champ Vallon, 2022.
[16] « M. Perreau-Pradier est nommé sous-préfet de Saint-Malo », Le Progrès de la Côte d’Or, 73e année, n°235, 23 août 1941, p. 2.
[17] Machelon, Jean-Pierre, « Au service du pouvoir politique : remarques sur les préfets de la IIIe République (1870-1914) », La Revue administrative, N°333, 56e année, 2003, p. 293-307.
[18] « Quand le préfet Perreau Pradier sera-t-il relevé de son poste ? », Témoignages, 14e année, n°1091, 9 août 1958, p. 1.
[19] Combeau, Yvan, Histoire de la Réunion, Paris, Presses universitaires de France, 2022, p. 90-91.
[20] Gauvin, Gilles, Michel Debré…, op. cit.
[21] Combeau, Yvan, Histoire de la Réunion, op. cit., p. 92.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Erwan Le Gall (4 mars 2025). Histoire d’un sous-préfet de Saint-Malo : Jean Perreau-Pradier. Ar Brezel. Consulté le 26 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13eym