Resituer les fusillés pour l’exemple dans une histoire quantitative

Il n’est pas utile de dire ici tout l’intérêt de l’ouvrage que l’historien F. Lostec consacre aux condamnées à mort pour faits de collaboration, volume paru il y a désormais quelques mois chez CNRS Éditions[1]. Non seulement ce livre s’impose déjà comme une référence incontournable en ce domaine mais, n’y connaissant pas grand-chose, je ne suis pas certain d’avoir les moyens de produire une recension digne de ce nom. Un point, toutefois m’a frappé : il s’agit d’un graphique publié page 76 et réalisé à partir de données produites pour le Compte général de l’administration de la justice criminelle, une source par ailleurs fascinante. Figurant une courbe donnant une tendance de 1826 à 1980, on y voit le nombre des condamnés hommes et femmes ainsi que le volume des exécutions. Or, il me semble que ce graphique constitue une source utile de réflexion pour qui s’intéresse aux « fusillés pour l’exemple » de la Grande Guerre.

Rappelons d’emblée qu’il ne s’agit pas de prolonger ici un débat, entre contrainte et consentement, ayant déjà fait couler beaucoup d’encre et qui, ayant eu son intérêt dans les années 2000, me semble par bien des égards éteint faute d’avoir été renouvelé. C’est d’ailleurs quelque chose que j’affirmais déjà dans ma thèse et sur lequel je ne reviendrai pas, considérant ce propos comme toujours valable[2]. En revanche, on ne peut que constater la trace très importante – l’historiographie n’étant de ce strict point de vue que le reflet de la mémoire collective – laissée dans les consciences par ces condamnés à mort exécutés[3]. Or, justement, le graphique présenté par F. Lostec permet de resituer le phénomène sur le temps long, ce qui du coup offre une explication rarement avancée pour appréhender le trauma engendré par ces exécutions.

Carte postale. Collection particulière.
Carte postale. Collection particulière.

Mais, précisons en préambule que ces données sont strictement quantitatives et qu’elles ne donnent aucun indice quant à la nature des crimes réprimés. Or il faut bien avoir à l’esprit, concernant les fusillés pour l’exemple de la Grande Guerre, que parmi eux se trouvent d’authentiques criminels de droit commun, comme par exemple des violeurs. Ceci ne justifie certes pas la peine capitale – avouons ici notre credo abolitionniste – mais permet de faire la part des choses : tous ne sont pas des Théophile Maupas, loin de là.

Ceci exposé, que pouvons-nous observer ? Une courbe qui, sur le temps long de ces XIXe et XXe siècle, témoigne d’un recours de plus en plus rare à la guillotine ou au peloton d’exécution, tendance qui à n’en pas douter doit être appréhendée au prisme de l’influence mêlée de la civilisation des mœurs, d’un certain humanisme et de l’État de droit. Ceci n’exclue bien entendu pas les périodes de crise, et notamment les années 1946-1950, caractérisées par un volume d’exécutions supérieur à ce que l’on peut observer sous la IInde République et la première moitié du Second Empire. Mais, dans ce cadre, il est très intéressant de remarquer que les années 1914-1918 feraient presque figure de parent pauvre par rapport aux séquences antérieure (1906-1910) et postérieure (1921-1925). Précisons d’ailleurs que la courbe est sans aucune ambiguïté en ce qui concerne l’hypothèse d’une éventuelle matrice brutalisatrice de la Grande Guerre puisque, d’après les données présentées par F. Lostec, on fusille moins pendant la période 1926-1941 qu’entre 1914 et 1918[4]. Dans sa thèse consacrée à l’application de la peine de mort en France de 1906 à 1981, N. Picard invite toutefois à se garder du leurre que peut parfois constituer la trop longue durée. En effet, il observe une reprise importante du nombre des condamnations définitives en 1920 et 1921, leur part dans l’ensemble des condamnations criminelles étant par ailleurs nettement plus importante qu’à la Belle époque[5]. Quant au Compte général, il souligne en 1920 la sévérité des cours d’assises et note « une augmentation considérable des condamnations à mort (56 en 1920, contre 24 en 1913 et 17 en 1919), en ajoutant d’ailleurs que 13 seulement de ces condamnés ont été exécutés »[6]. Autrement dit, plus qu’une illusoire brutalisation, ce sont sans doute les immenses difficultés posées par le processus de sortie de guerre que traduisent ces chiffres. Sans compter qu’outre la nécessaire précaution avec laquelle il faut appréhender ces données, un effet de rattrapage n’est pas à exclure.

 

Exécution des "chauffeurs de la Drôme" le 22 septembre 1909 à Valence. Carte postale, collection partiuclière.
Exécution des “chauffeurs de la Drôme” le 22 septembre 1909 à Valence. Carte postale, collection partiuclière.

Pour autant, le fait est que pour appréhender à sa juste mesure le choc qu’a pu engendrer ces exécutions, il convient de resituer leur volume dans les décennies qui précèdent l’entrée en guerre. Or, sur ce point, le constat est sans appel. Certes, la période 1906-1910 se distingue par des chiffres élevés, plus d’ailleurs on l’a dit que pendant le conflit. Or ce qui de prime abord pourrait paraître contrintuitif prend tout son sens quand on veut bien se rappeler que de 1890 à 1906 la courbe est non seulement en baisse constante mais qu’en 1896 le nombre des exécutions est très largement inférieur à ce qui s’observe pendant le conflit. On comprend dès lors beaucoup mieux le traumatisme qu’ont pu engendrer ces « fusillés pour l’exemple ».


[1] Lostec, Fabien, Condamnées à mort. L’épuration des femmes collaboratrices 1944-1951, Paris, CNRS Éditions, 2024.

[2] Le Gall, Erwan, Une armée de métiers ? Le 47e régiment d’infanterie pendant la Première Guerre mondiale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2022, chapitre II notamment.

[3] Offenstadt, Nicolas, Les Fusillés de la Grande Guerre et la mémoire collective (1914-1999), Paris, Odile Jacob, 2002.

[4] Ces chiffres rejoignent plusieurs passages de Prost, Antoine, Les Français d’une guerre à l’autre, Paris, Gallimard, 2024.

[5] Picard, Nicolas, L’Application de la peine de mort en France (1906-1981), thèse de doctorat d’histoire sous la direction de Kalifa, Dominique, Paris, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 2016, p. 221 et 237.

[6] Compte général de l’administration de la justice criminelle pendant l’année 1920 présenté au Président de la République par le Garde des Sceaux ministre de la Justice, Paris, Imprimerie nationale, 1926, p. X.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Erwan Le Gall (7 février 2025). Resituer les fusillés pour l’exemple dans une histoire quantitative. Ar Brezel. Consulté le 15 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13a7b


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