Le théâtre municipal de Rennes (sans date). Collections Musée de Bretagne : 956.0002.722.

La soirée de gala des amputés

Le programme de la « soirée de gala » du IXe congrès national de la Fédération des amputés de guerre de France qui se tient à Rennes le 4 juin 1938 pourrait paraître par bien des égards comme relevant de l’anecdote[1]. Pourtant, c’est une archive précieuse pour qui s’intéresse au fait militaire et guerrier ainsi qu’aux identités régionales, la « bretonnité » de l’événement étant résolument mise en avant par les organisateurs. Surtout, c’est la seule source à notre disposition puisqu’à notre connaissance la presse, qu’il s’agisse du rennais L’Ouest-Éclair, de L’Union malouine et dinannaise, ou encore du nantais Le Phare de la Loire, n’en dit pas un mot. Précisons toutefois que cette rapide note ne saurait être tenue pour constituer une histoire globale de ce congrès, manifestation bien plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord. Eu égard au contexte dans lequel il se déroule, tant sur le plan intérieur, deux ans après les élections ayant porté le Front populaire au pouvoir, que du point de vue des relations internationales, il y aurait à n’en pas douter matière à de bien plus amples développements. Mais le propos ne portera ici que sur la soirée récréative du 4 juin 1938.

Celle-ci se compose de 22 tableaux scindés en deux parties quantitativement égales. Malheureusement, le programme ne donne aucune idée du déroulé de la soirée mais on peut estimer vraisemblablement sans trop de risque d’erreur que c’est bien l’entracte qui permet, comme au théâtre, de passer de l’une à l’autre. La programmation est éclectique et on repère aisément quelques grands noms : Camille Saint-Saëns, Jules Massenet mais aussi Giuseppe Verdi. Le spectacle alterne danse, poésie et répertoire plus populaire avec la « vedette de la Chanson » Ida Blanc, dont l’organisation rappelle qu’elle est primée à Paris en 1933. Sur scène, se succèdent un orchestre placé sous la direction du chef de la Musique municipale de Rennes et des « comédiens-chanteurs », sans qu’on puisse en savoir plus quant à l’organisation de ces performances.

Vue du théâtre municipal de Rennes où a lieu cette soirée de gala donnée le 4 juin 1938 dans le cadre du du IXe congrès national de la Fédération des amputés de guerre de France. Collections Musée de Bretagne : 956.0002.720.
Vue du théâtre municipal de Rennes où a lieu cette soirée de gala donnée le 4 juin 1938 dans le cadre du du IXe congrès national de la Fédération des amputés de guerre de France. Collections Musée de Bretagne : 956.0002.720.

Il est difficile de ne pas noter la tonalité régionale de la programmation de ce gala du 4 juin 1938. Certes, celle-ci ne doit pas tromper et c’est bel et bien de folklore dont il s’agit puisqu’il importe de faire découvrir la Bretagne à des congressistes venus de toute la France. Agitons que là est une permanence sur le temps long des réunions d’anciens combattants puisqu’en 1961 c’est aussi par la chanson que le particularisme régional des vétérans d’Algérie originaires des Côtes-du-Nord s’exprime lorsqu’ils se rendent dans la Vienne. Néanmoins, en 1938, un certain nombre de noms frappent : celui de Théodore Botrel bien entendu, mais également ceux de Florian Le Roy et de Simone Morand, qui viennent rappeler que la composante gallèse n’est pas oubliée. Mais, en définitive, c’est bien le Cercle celtique de Rennes qui assure une part non négligeable du spectacle, ce qui lui vaut d’ailleurs de bénéficier d’une présentation « officielle » en 4e page de ce programme :

« Le Cercle Celtique de Rennes est une association créée dans le but de propager la langue, la littérature, la musique et les danses bretonnes. Rien de ce qui touche au patrimoine artistique de la Bretagne ne saurait le laisser indifférent. Ses sections Kanerien-Breiz (chanteurs), Korollerien-Roazou (danseurs), C’hoarierien-Roazou (acteurs), Gourennerien et Viniouerien (lutteurs et cornemusiers), qui ont parcouru toute la Province, une grande partie de la France, sont connues à l’Étranger, grâce à ses soirées bretonnes radiodiffusées par Rennes-Bretagne. Ce groupe composé en majeure partie d’étudiants bas-bretons, momentanément émigrés dans la Capitale, a su partout porter fièrement chupai et collerettes, et faire danser davantage sa noble et belle petite patrie : La Bretagne. »

Détaillé, ce programme n’en est pas moins fort intéressant pour qui s’intéresse aux subtils équilibres identitaires entre haute et basse-Bretagne. Si la première a le droit de citer lors de ce gala, il est indéniable que cette soirée, via notamment le Cercle celtique de Rennes, tend à mettre en avant la seconde. Ceci dit d’autant plus la place finalement assez secondaire d’un Florian Le Roy dans un tel spectacle que jamais la presse ne le mentionne, même L’Ouest-Éclair, alors qu’il est un membre éminent de la rédaction de la rue du Pré-Botté. Si la Dépêche de Brest évoque le congrès des amputés, le quotidien finistérien ne fait que mentionner le gala du 4 juin, sans rentrer dans le détail du programme de la soirée[2]. Non seulement celle-ci est un événement à portée strictement locale mais, même à Rennes, elle ne semble pas transporter les foules.

Un congrès tel que celui-ci permet en revanche de saisir la dilatation chronologique des conflits à l’œuvre par certaines persistances rétiniennes qui, précisément, le donne encore à voir, même 20 ans après l’Armistice. C’est ce que suggère par exemple L’Ouest-Éclair dans un article constituant une magnifique archive pour qui s’intéresse aux difficiles processus de sortie de guerre :

« De tous les coins de France, en effet, sont arrivés hier en notre ville, les délégués de toutes les sections des Amputés de guerre désignés par leurs camarades pour les représenter aux séances de travail et d’études que doit comporter ce 9e congrès national… Et l’on ne pouvait s’empêcher d’éprouver une certaine émotion en entrant, hier soir, dans la grande salle des fêtes de l’hôtel Duguesclin, où avait été organisée la première réunion, en présence de tous ces braves dont les revers de veston portaient certes les témoignages de leur courage et de leur dévouement, mais dont beaucoup portaient une manche vide ou marchaient en claudiquant sur une jambe artificielle ou sur un pilon… D’aucuns encore se portaient sur des béquilles… »[3]

Le 6 juin 1938, ce même quotidien décrit « ce cortège qui avançait lentement derrière ses étendards tricolores » :

« Ils étaient un millier environ, un millier d’unijambistes et de manchots, glorieux rescapés d’une guerre atroce, survivants d’une hécatombe monstrueuse… Ils allaient de leur pas lourd et déhanché, les pilons sonnant sur les pavés, ou les manches de veston flottant sur le côté, relevant la tête et fiers – ils en ont le droit – de leurs blessures. Et la foule les regardait passer, émue jusqu’aux larmes… »[4]

Mais, dans le même temps, le programme de ce gala permet de tordre le cou à un certain nombre d’idées trop facilement reçues lorsqu’il est question du monde combattant. Ainsi, celui-ci n’est pas uniquement, loin de là même, fait de larmes et de deuil. C’est aussi de sociabilité dont il s’agit avec ces associations et une soirée telle que celle qui se tient le 4 juin 1938 au théâtre municipal de Rennes vient rappeler combien la dimension récréative est ici essentielle. Ajoutons d’ailleurs que celle-ci arrive dans le programme après une dense journée d’excursions, menant les congressistes à Dinard, Saint-Malo et au Mont Saint-Michel, mais avant la cérémonie patriotique prévue pour se dérouler le lendemain, en présence du chef de cabinet du ministre des Pensions Auguste Champetier de Ribes, un certain docteur Boulay[5].

Quelques congressistes sur la place de la Mairie, face au Théâtre. Cliché pris par L'Ouest-Eclair et diffusé dans l'édition du 4 juin 1938. Gallica / Bibliothèque nationale de France.
Quelques congressistes sur la place de la Mairie, face au Théâtre. Cliché pris par L’Ouest-Eclair et diffusé dans l’édition du 4 juin 1938. Gallica / Bibliothèque nationale de France.

Certes, le pacifisme et le patriotisme sont présents – via La Marseillaise de la Paix d’Alphonse de Lamartine – mais ces éléments ne sont pas au détriment de la bonne humeur. Sans doute d’ailleurs que 20 ans après les tranchées, il serait considéré comme inapproprié de maintenir le deuil et de continuer à pleurer les membres disparus. S’il n’est pas possible de comprendre la France des années 1930 sans prendre en compte l’arrière-plan de l’immense chagrin né de la Grande Guerre, son expression se heurte aussi aux limites fixées par les convenances. Il ne faut donc pas prendre au pied de la lettre le propos du journaliste de L’Ouest-Éclair quand il affirme que ce congrès est celui de « la France meurtrie »[6]. On connaît d’ailleurs la devise de l’Union des blessés de la face – « Sourire quand même » – et c’est exactement de cela dont il s’agit ici.

Le rapport à l’institution militaire qui émane d’un tel congrès est assurément complexe, pour ne pas dire ambivalent. À sa manière, le programme de la soirée de gala en témoigne. En effet, ce n’est pas d’un récital de musique militaire dont il s’agit. Non seulement ces congressistes ne sont pas des hommes de la carrière mais seul un morceau donné ce 4 juin fait, à en juger tout du moins par son titre, explicitement référence à l’uniforme : Le Soldat de bois et la Poupée, une « musique spécialement composée par M. Louis Laurenceau » dont le programme nous dit qu’elle est une « danse fantaisiste ». Une autre manière de rappeler que ces amputés sont avant tout des civils même si, du fait du régime de citoyenneté à l’œuvre dans la France de 1914, c’est sous l’uniforme qu’ils ont été mutilés. Pour autant, il ne faudrait pas en déduire une opposition viscérale à tout ce qui s’apparente à la caserne. Pacifistes, ces anciens combattants n’en sont pour autant pas antimilitaristes – terme par ailleurs dont on sait combien il est difficile d’emploi. Non seulement leur sensibilité militaire demeure mais celle-ci continue d’être constitutive de leur identité civique. Rappelons du reste que la période est baignée par le nationalisme banal, ce qui pour notre propos n’est bien entendu pas anodin. Tous ces facteurs expliquent que les autorités militaires soient recherchées lors des cérémonies patriotiques ou que le maire de la ville hôte, François Château, qui lui ne jouit pas de la qualité de combattant, s’adresse à ces amputés en ces termes[7] :

« Ce n’est pas à la légère que je viens de dire tout à l’heure que Rennes vous attendait. Vous avez, en effet, dans la personne de votre camarade et de mon ami Gérard un fourrier qui s’entend à faire le cantonnement. »[8]

Ceci exposé, reste à savoir ce qui, justement, « met l’ambiance », lors de la soirée du 4 juin 1938 proposée à ces congressistes. Du fait des archives à notre disposition, c’est bien la prudence qui doit rester de mise. Néanmoins, il n’est pas interdit de penser que les programmateurs de ce gala savent un minimum ce qu’ils font et que le détail des prestations artistiques répond à un certain nombre d’attendus. D’où cette remarque, qu’il n’est sans doute pas inutile de rappeler en une époque ayant volontiers tendance à survaloriser le localisme : les airs régionaux ne sauraient être considérés comme les seuls vecteurs d’ambiance en cette soirée de gala. C’est ainsi par exemple que l’on note une « danse américaine » composée par le français Henry Rys – un détail biographique qui invite encore une fois à pondérer le débarquement du jazz en France dans les soutes du corps expéditionnaire commandé par John Pershing à partir de 1917. Le répertoire est assurément transnational, allant du Mexique à l’Italie en passant par les « danses slaves » et on notera que les mélodies ne s’arrêtent nullement au bord du Rhin. En témoignent les œuvres des autrichiens Franz Schubert, Franz Lehar et Joseph Gungl. Si celles-ci témoignent indéniablement d’une forme de démobilisation culturelle rompant avec la culture de guerre en vigueur entre 1914 et 1918, force toutefois est de constater qu’on ne recense dans ce répertoire aucun allemand. Faut-il y voir une signification politique ou est-ce une surinterprétation ? Et quelle place accorder au compositeur alsacien, né en 1837 à Strasbourg et mort à Paris en 1915, Émile Waldteufel ? Quid par ailleurs de Jacques Offenbach, compositeur né allemand mais naturalisé français ? L’analyse reste sur ce point ouverte.

De gauche à droite, le général d'Arbonneau commandant la 19e DI, le secrétaire génaral de la préfecture d'Ille-et-Vilaine Pierre Le Baube (futur condamné à mort à la Libération), le maire de Rennes François Château et Etienne Nouveau, président national de la Fédération des amputés de guerre de France. Cliché pris par L'Ouest-Eclair et diffusé dans l'édition du 4 juin 1938. Gallica / Bibliothèque nationale de France.
De gauche à droite, le général d’Arbonneau commandant la 19e DI, le secrétaire génaral de la préfecture d’Ille-et-Vilaine Pierre Le Baube (futur condamné à mort à la Libération), le maire de Rennes François Château et Etienne Nouveau, président national de la Fédération des amputés de guerre de France. Cliché pris par L’Ouest-Eclair et diffusé dans l’édition du 4 juin 1938. Gallica / Bibliothèque nationale de France.

Pour autant, on observera que, résolument régionalistes par certaines des prestations artistiques offertes, ce spectacle est donné dans le cadre du congrès national de la Fédération des amputés de guerre de France. Autrement dit, non seulement les identités ne s’opposent pas mais elles continuent de s’emboiter, comme entre 1914 et 1918, dans une logique de petite et grande patrie. D’une certaine manière, 20 ans après l’Armistice, il s’agit encore et toujours de rappeler le coût supporté par la Bretagne lors de cette guerre, manière du reste de certifier sa bravoure et le fait qu’elle a bien « fait son devoir » [9]. C’est d’ailleurs quelque chose que ne manque pas de souligner François Château, le maire du chef-lieu du département d’Ille-et-Vilaine, en souhaitant la bienvenue aux congressistes :

« Aussi est-ce dans un sentiment de respectueuse fraternité que je vous dis : soyez les bienvenus dans cette ville de Rennes, capital d’une province qui a payé à la guerre un tribut particulièrement lourd ; elle vous attendait et je sais qu’elle vous réserve la plus accueillante hospitalité. »[10]

Quant au président national des amputés, Étienne Nouveau, il ne manque pas, en retour, de faire « l’éloge de la Bretagne, terre de beauté, terre du Devoir et du Sacrifice… »[11]

Il est certes difficile de se prononcer sur le contenu de cette « soirée de gala » dans la mesure où nous ne disposons, sous bénéfice d’inventaire, d’aucune captation. À l’instar des matchs de football, on aurait pu imaginer pouvoir se fier à des discours journalistiques qui ne disent, certes, pas grand-chose des réactions du public. Mais ces archives manquent. Par ailleurs, n’étant ni musicologue ni historien du spectacle vivant, on admettra bien volontiers que des éléments puissent nous échapper. Il n’en demeure pas moins qu’une programmation telle que celle-ci dit bien l’emboitement de la petite patrie dans la grande dans cette France de la fin des années 1930 marquée par une forte sensibilité militaire. Mais elle dit aussi, d’une certaine manière, les limites de ce registre. Car s’il est présenté sur la prestigieuse scène du théâtre de Rennes, c’est pour être offert à un public en quête de « folklore ». De plus, le spectacle ne bénéficie d’aucune ligne dans la presse bretonne, comme si le lectorat de la péninsule armoricaine n’était pas intéressé par de telles prestations. N’en déplaise aux bretonistes.


[1] Bibliothèque municipale de Rennes [Les Champs libres] : 355634. Sauf mention contraire, la suite de ce texte se base sur cette source.

[2] « Les Amputés de guerre de France tiennent leur 9e congrès à Rennes et proclament leur désir de voir se développer les idées de fraternité humaine et de paix entre les peuples », La Dépêche de Brest, 52e année, n°19782, 4 juin 1938, p. 4.

[3] « Le IXe congrès national des amputés de guerre s’est ouvert hier après-midi », L’Ouest-Éclair, 39e année, n°15180, 3 juin 1938, p. 6.

[4] Tholomé, Jéhan, « Avant de prendre le départ pour une excursion de trois jours à travers la Bretagne, les Amputés de guerre ont terminé, hier à Rennes, leur IXe Congrès national par une journée d’apothéose », L’Ouest-Éclair, 39e année, n°15183, 6 juin 1938, p. 6.

[5] « Le IXe congrès national des amputés de guerre s’est ouvert hier après-midi », L’Ouest-Éclair, 39e année, n°15180, 3 juin 1938, p. 6 ; Tholomé, Jéhan, « Avant de prendre le départ pour une excursion de trois jours à travers la Bretagne, les Amputés de guerre ont terminé, hier à Rennes, leur IXe Congrès national par une journée d’apothéose », L’Ouest-Éclair, 39e année, n°15183, 6 juin 1938, p. 6.

[6] « Le IXe congrès national des amputés de guerre s’est ouvert hier après-midi », L’Ouest-Éclair, 39e année, n°15180, 3 juin 1938, p. 6.

[7] Arch. dép. Loire-Atl : 1 R 1186.1500.

[8] « Après avoir été reçus à l’Hôtel de Ville les congressistes ont au cours d’une importante séance de travail discuté, rédigé et adopté de nombreux vœux », L’Ouest-Éclair, 39e année, n°15181, 4 juin 1938, p. 5.

[9] Bourlet, Michaël, Lagadec, Yann et Le Gall, Erwan (dir.), Petites patries dans la Grande Guerre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.

[10] « Après avoir été reçus à l’Hôtel de Ville les congressistes ont au cours d’une importante séance de travail discuté, rédigé et adopté de nombreux vœux », L’Ouest-Éclair, 39e année, n°15181, 4 juin 1938, p. 5.

[11] « Après avoir été reçus à l’Hôtel de Ville les congressistes ont au cours d’une importante séance de travail discuté, rédigé et adopté de nombreux vœux », L’Ouest-Éclair, 39e année, n°15181, 4 juin 1938, p. 5.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Erwan Le Gall (21 janvier 2025). La soirée de gala des amputés. Ar Brezel. Consulté le 14 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/1340j


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