Si l’histoire des grandes associations d’anciens combattants et victimes de guerre est globalement connue, celle de leurs délégations locales l’est beaucoup moins. Il est vrai que d’un département à l’autre, la situation peut grandement changer, ce qui vient considérablement complexifier la donne. C’est ainsi par exemple que je rappelais récemment dans un papier qu’en Bretagne, la situation de la Fédération nationale des anciens combattants en Algérie, Maroc et Tunisie (FNACA) pouvait grandement varier, dix ans après le 19 mars 1962, d’un département à l’autre : si cette association est déjà bien structurée dans les Côtes-du-Nord, et ce depuis longtemps, tel n’est pas le cas à Rennes puisqu’il faut attendre le 12 mars 1972 pour que soit créée une section locale, confiée à la présidence de Robert Rouault[1]. Dès lors quels peuvent être les facteurs qui permettent d’expliquer ces variations locales ? Nous j’en avancerai ici deux principaux.
En premier lieu, il faut insister sur le contexte et, notamment sur la structuration du monde combattant. Si la FNACA tarde tant à se développer en Ille-et-Vilaine, c’est que ce département est depuis longtemps quadrillé par une association concurrente en matière d’anciens combattants en Afrique-du-Nord, l’Union nationale des combattants (UNC)[2]. Ajoutons d’ailleurs que cette implantation est ancienne. En 1932, celle-ci y revendique 203 sections locales, ce qui signifie que les deux-tiers des communes sont pourvues[3]. Cette prédominance ne se dément pas dans les années qui suivent, comme en témoigne le parcours du président départemental René Patay, nommé en juin 1944 à la tête de la délégation spéciale chargée d’administrer la ville de Rennes, ce qui dit d’une certaine manière son rang, à une époque où l’État s’effondre[4]. La Seconde Guerre mondiale n’empêchant néanmoins pas cette association de poursuivre sa domination en Ille-et-Vilaine au cours des années 1950, il n’est finalement pas étonnant de la voir accueillir en masse les vétérans de la « troisième génération du feu » au lendemain des accords d’Évian et du cessez-le-feu qui en a résulté le lendemain, le 19 mars 1962.
Dans les Côtes-du-Nord, le contexte est complètement différent puisque l’UNC n’y est pas aussi dominante. Autrement dit, le terrain est beaucoup plus ouvert, ce d’autant plus que des militants ne tardent pas à se démener pour implanter la FNAA, Fédération nationale des anciens d’Algérie, puisqu’il faut attendre 1963 pour que le C de combattant prenne sa place dans ce sigle[5]. Aussi ce département permet-il de mettre en lumière un second facteur déterminant dans la genèse des associations structurant le monde combattant, non plus contextuel cette fois-ci mais humain.
Dans les Côtes-du-Nord, c’est André Cabel qui est à l’origine de la création et de l’implantation, dès 1958, de la FNAA. Sous-lieutenant au 1er régiment d’infanterie de marine (RIM), il contracte « dans le djebel oranais » une « longue et douloureuse maladie » qui lui vaut d’être pensionné à 100%. Originaire de Saint-Nicolas-du-Pélem, il est donc personnellement intéressé à ces enjeux[6]. Sans surprise, la nécrologie que publie de lui L’Ancien d’Algérie est très élogieuse. Là est en effet la loi du genre. Mais bien des éléments invitent à penser que l’association, effectivement, cultive le souvenir de son fondateur. C’est ce que suggère notamment le cliché d’une cérémonie commémorative organisée sur sa sépulture, vraisemblablement lors du cinquième anniversaire de sa mort, mais également un autre pris quinze ans plus tard, ainsi que quelques coupures de presse. Mais aussi un tournoi de boule bretonne, toujours organisé au mitan des années 2000 par la FNACA et dénommé en son honneur.

Il importe toutefois de rappeler que la FNAA ne naît pas de rien mais est le résultat de la fusion de trois groupements : l’Association des anciens d’Algérie (AAA) fondée dans les premiers jours de l’année 1957, le Groupement des rappelés et maintenus, fondé à l’automne 1956 et, enfin, l’Association nationale des anciens d’Algérie (ANAA), qui ne doit donc pas être confondue avec l’AAA, fondée seulement le 16 février 1958, mais dont le développement est le plus rapide puisqu’on la retrouve très vite présente dans une soixantaine de départements, dont les Côtes-du-Nord[7]. C’est en effet par cette association qu’André Cabel, vraisemblablement à la tête d’un comité local à Corlay, adhère à la FNACA, dès sa constitution[8] :
« Je tiens à vous dire toute ma satisfaction de voir la fusion de l’ANAA avec deux autres associations. Je maintiens mon attachement à l’idéal de paix de l’ANAA, attachement renforcé du fait que je suis victime de la guerre d’Algérie… »
Pour autant, Alain Cabel ne figure pas parmi les dirigeants nationaux de cette nouvelle association. La constitution du bureau national est à cet égard très claire et montre combien la Bretagne en est absente. En effet, sur les 68 membres du bureau national élu lors du congrès fondateur de 1958, 42 sont originaires du seul département de la Seine, soit plus de 61%, et aucun ne provient d’un des cinq départements de la Bretagne historique[9]. Précisons du reste que cette géographie centrée sur la capitale ne relève pas d’un quelconque et fantasmatique jacobinisme associatif mais des facilités qu’offrent à Paris des réseaux de sociabilité d’autant plus resserrés qu’ils sont multiples. La preuve en est que des départements aussi considérables – sur les plans démographiques et économiques, donc aussi politiques – que le Rhône ou les Bouches-du-Rhône ne comptent que deux représentants.
Le décès prématuré d’André Cabel, le 21 avril 1959, aurait pu sonner le glas de cette association mais le relais est vite trouvé en la personne de Serge Couëssurel[10]. Né en 1931, et décédé en 2018, il est LA figure emblématique de la FNACA dans les Côtes-du-Nord et est même célébré lors de sa mort par l’association comme étant un de ses membres fondateurs. Fait chevalier de la Légion d’honneur en 1997, il prend très vite le relai d’André Cabel tant et si bien que sa mort n’oblitère pas la croissance de l’organisation. En juin 1960, L’Ancien d’Algérie peut ainsi décrire la section des Côtes-du-Nord comme étant « l’un des plus beaux comités départementaux de notre Fédération [avec] 350 adhérents ». Quelques semaines plus tard, on apprend que non seulement la section des Côtes-du-Nord se développe mais qu’elle est à l’origine de l’organisation d’une « soirée théâtrale qui fut couronnée d’un vif succès et fit mieux comprendre à la population le but du comité jusqu’alors méconnu »[11]. Au début de l’année 1961 est même lancé un « bulletin départemental de liaison »[12]. Certes, un tel discours est sans doute convenu dans une publication dont l’une des fonctions est aussi démontrer la force de l’association. Mais le journal souligne à cette occasion que « notre ami Couëssurel », qui a donc pris la suite d’André Cabel, « se dépense sans compter » :
« Une intense activité pour les droits, des délégations sont faites auprès des autorités locales et départementales. De nouveaux comités sont créés. »[13]
Serge Couëssurel intègre d’ailleurs le bureau national de la fédération à la suite du 2e congrès, tenu à Pierrefitte en décembre 1960, tandis que, preuve du poids grandissant des Côtes-du-Nord dans l’association, trois autres militants de ce même département intègrent le comité national[14]. Le 28 juin 1961, alors que la FNAA revendique « en province 321 comités dont certains dépassent 600 membres », une délégation des Côtes-du-Nord, emmenée par son président départemental, se rend à Châtellerault, dans la Vienne, une autre place forte de l’association. Rendant compte de ce voyage où, comme souvent du reste au sein du monde combattant, le militantisme le dispute aux loisirs, L’Ancien Algérie note à l’occasion du banquet servi ce soir : « On remarqua particulièrement une chanson en breton qui devait être très drôle, à condition d’avoir la traduction »[15].
La mise en exergue de ce particularisme régional est un bon indice de la montée en puissance de cette fédération et de sa structuration en Côtes-du-Nord, un département qui ne doit néanmoins pas cacher de grandes disparités locales. Au printemps 1962, au moment du cessez-le-feu, la FNAA est semble-t-il inexistante dans les 4 autres départements de la Bretagne historique. Pour autant, il serait sans doute artificiel de trop décontextualiser les éléments personnels et contextuels parmi les facteurs déterminants de la genèse des associations d’anciens combattants et victimes de guerre. En effet, en la matière comme en bien d’autres, il est évident qu’une concurrence accrue vient compliquer la tâche des militants, ce indépendamment de leur implication et de leurs talents. Pour le formuler autrement, quels que soient ses mérites, force est de constater que Serge Couëssurel n’a pas en face de lui une UNC aussi bien implantée qu’en Ille-et-Vilaine, département dont est par ailleurs originaire François Porteu de la Morandière, futur député du Front national et fondateur de l’UNC-AFN. Plus encore, c’est sans doute aussi dans un continuum d’engagements qu’il faut comprendre ces parcours. Certes, les associations d’anciens combattants affichent clairement leur apolitisme, et la FNAA ne fait pas exception. Mais dès le printemps 1960, la section des Côtes-du-Nord participe à « une manifestation pour la paix en Algérie » aux côtés de la FEN, de la CGT, de FO et de la CFTC[16]. Erigée en « bon exemple d’action » par la fédération, celle-ci donne lieu à une prise de parole de Serge Couëssurel dont le ton n’est pas sans faire songer au mot d’ordre, « paix en Algérie », qui permet au « front républicain », forgé par l’alliance de la SFIO, de l’UDSR, des républicains sociaux et de radicaux, de remporter les élections législatives de 1956[17].

On pourra bien entendu y voir l’expression d’un syncrétisme, l’impérieuse nécessité de la paix justifiant bien certaines compromissions. Mais il y a sans doute beaucoup plus que cela. La notice biographique de Félix Leyzour (maire de Callac, député puis sénateur des Côtes d’Armor) que publie le Maitron suggère en effet des liens entre André Cabel, Serge Couëssurel, le Parti communiste et le Syndicat national des instituteurs (SNI). Autrement dit, tout porte à croire que si la FNACA croît aussi rapidement dans les Côtes-du-Nord, et ce malgré le décès précoce de son premier président, événement qui aurait parfaitement pu être de nature à interrompre cette dynamique, c’est parce que l’organisation se développe sur la base de réseaux qui lui sont partiellement préexistants. D’ailleurs, on remarquera qu’en termes de répertoire d’actions, les passerelles entre des structures telles que le PCF ou le SNI et une entité telle que la FNACA sont évidentes. À chaque fois, bien évidemment, c’est le capital de négociation des acteurs qui se révèle central. Une réalité déjà mise en évidence à propos de Georges Voisin, mobilisé certes pour un autre conflit, mais exerçant également la profession d’instituteur dans les Côtes-du-Nord. Un schéma que l’on retrouve à Hennebont, dans le Morbihan, avec la trajectoire d’un Albert Berthy, militant socialiste et responsable de la FNACA qui lui exerce le métier de géomètre[18]. Preuve s’il en était qu’en la matière il n’y a aucune spécificité, que cela soit du point de vue professionnel, géographique ou doctrinal.
[1] « Rennes : Création d’un Comité », L’Ancien d’Algérie, no 94, mai 1972, p. 4 ; Pour une mise en perspective Le Gall, Erwan, « Le Joint français, 1972 et le premier affranchissement générationnel du fait militaire et guerrier en Bretagne », in Harmismendy, Patrick et Richard, Gilles (dir.), Le Joint français, 1972. Les échos d’une grève en Bretagne, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2024, p. 339-351. La FNACA attend encore qu’on lui consacre une thèse mais, en attendant, pour une première approche, on pourra se référer Kottelat, Patricia, « Contre une guerre sans non et sans date : la FNACA, entité générationnelle singulière. Parcours diachronique 1958-2016 », in Paissa, Parola et Koren, Roselyne, Du Singulier au collectif : construction (s) discursive(s) de l’identité collective dans les débats publics, Limoges, Lambert-Lucas, 2020, p. 177-192. Pour un questionnement plus général, consulter Branche, Raphaëlle, « La Dernière génération du feu ? Jalons pour une étude des anciens combattants français de la guerre d’Algérie », Histoire@Politique, n°3, novembre-décembre 2007, en ligne ainsi que Narayanan, Anndal, Home from the Djebel : The Making of Algerian War Veterans in France, 1956-1974, Dissertation submitted to the faculty at the University of North Carolina at Chapel Hill in partial fulfillment of the requirements for the degree of Doctorate of Philosophy in the History Department, Chapell Hill, NC, University of North Carolina, 2016.
[2] Sur l’UNC en Ille-et-Vilaine se reporter à Bensoussan, David, « Les anciens combattants font entendre leur voix », Place publique Rennes/Saint-Malo, no 30, juillet-août 2014, p. 83-85 ainsi que Bensoussan, David, « Le mouvement combattant en Ille-et-Vilaine dans l’entre-deux-guerres », in Joret, Eric et Lagadec, Yann (dir.), Hommes et femmes d’Ille-et-Vilaine dans la Grande Guerre, Rennes, Conseil général d’Ille-et-Vilaine / Société archéologique et historique d’Ille-et-Vilaine, 2014, p. 301-317.
[3] Prost, Antoine, Les Français d’une guerre à l’autre, Paris, Gallimard, 2024, p. 170.
[4] Le Gall, Erwan, « Unis comme au front (populaire)? Les anciens combattants d’Ille-et-Vilaine et le scrutin du printemps 1936 », in Le Gall, Erwan et Prigent, François (dir.), C’était 1936, Le Front populaire vu de Bretagne, Rennes, Editions Goater, 2016, p. 256-285.
[5] Le changement de dénomination est entériné lors du IVe congrès national tenu à Noisy-le-Sec les 30 et 31 mars 1963, soit le premier après le cessez-le-feu. Cette modification paraît relever de l’implicite et ne fait l’objet d’aucune pédagogie particulière auprès des militants. L’Ancien d’Algérie, n°17, avril 1963.
[6] « André Cabel n’est plus », L’Ancien d’Algérie, n°2, juillet-août 1959, p. 2.
[7] Bebiesse, Paul, « Rapport des bureaux nationaux présenté au congrès », L’Ancien d’Algérie, n°1, décembre 1958, p. 1-2.
[8] « Des jeunes nous écrivent », L’Ancien d’Algérie, n°1, décembre 1958, p. 4.
[9] « Bureau national », L’Ancien d’Algérie, n°1, décembre 1958, p. 4.
[10] « André Cabel n’est plus », L’Ancien d’Algérie, n°2, juillet-août 1959, p. 2.
[11] « La Vie des comités », L’Ancien d’Algérie, non numéroté, novembre 1960, p. 6.
[12] « Un peu partout, on prépare la remise des cartes 1961 », L’Ancien d’Algérie, non numéroté, janvier 1961, p. 3.
[13] « De la région parisienne… et d’ailleurs », L’Ancien d’Algérie, non numéroté, juin 1960, p. 4.
[14] « La Direction nationale [illisible] par le 2e Congrès », L’Ancien d’Algérie, non numéroté, janvier 1961, p. 4-5.
[15] « Quand les Poitevins rencontrent les Bretons en Anjou », L’Ancien d’Algérie, non numéroté, juillet 1961, p. 7.
[16] « De la région parisienne… et d’ailleurs », L’Ancien d’Algérie, non numéroté, juin 1960, p. 4.
[17] Dalisson, Rémi, Guerre d’Algérie. L’Impossible commémoration, Paris, Armand Colin, 2018, p. 49. « Quelques exemples d’action », L’Ancien d’Algérie, non numéroté, novembre 1960, p. 2 donne à lire « quelques extraits de l’excellente intervention de notre secrétaire départemental Serge Couëssurel : Je viens saluer les organisateurs de cette réunion pour la Paix en Algérie et vous-même et vous dire notre immense désir de Paix. Pourquoi ? Parce que nous avons souffert en Algérie, nous y avons vu nos meilleurs camarades tombés en pleine jeunesse pour une guerre qui n’était pas la leur, et qui n’était pas la nôtre. Nous avons pu juger du caractère injuste et criminel de ce conflit qui oppose, j’en suis sûr, deux mêmes jeunesses éprises de paix, d’amitié et de bien-être social. À notre retour, nous avons constaté les suites atroces de cette guerre, et nous avons vu les blessés, malades, mutilés, veuves sans ressources ou presque, gars sans travail ; nous avons été témoins de la douleur des familles, des parents, des veuves qui pleurent maintenant l’être cher à jamais disparu. Tous ces braves gens souffrent maintenant, dans leur chair, dans leur âme. Nous ne voulons plus de cela. Assez de sang. Assez de larmes. Assez de deuils. PAIX par la négociation le plus rapidement possible, afin que la joie et la confiance règnent à nouveau dans les foyers et dans les cœurs. PAIX EN ALGERIE, c’est notre vœu le plus cher, et de plus ce sera en luttant pour l’obtenir le meilleur hommage que nous puissions rendre à la mémoire de tous nos camarades victimes de la guerre colonialiste d’Algérie. »
[18] Prigent, François, Les réseaux socialistes en Bretagne des années 1930 aux années 1980, thèse de doctorat en histoire contemporaine sous la direction de Sainclivier, Jacqueline, Rennes, Université Rennes 2, 2011, p. 620.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Erwan Le Gall (4 janvier 2025). Naissance de la FNAA22 (1958-1962). Ar Brezel. Consulté le 14 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/1306z