L’ouvrage que publient A. Falgas, F. Garnier et G. Kalflèche est de ceux dont l’aridité apparente ne doit pas induire en erreur[1]. En effet, cette présentation commentée des 122 avis rendus entre le 1er août 1914 et le 11 novembre 1918 par le Conseil d’État constitue une somme aussi impressionnante, et intimidante, que précieuse. Si l’histoire de cette juridiction administrative pendant la Grande Guerre est globalement connue, notamment grâce aux actes d’un important colloque organisé à Paris à l’automne 2015, son œuvre, elle, l’est beaucoup moins[2]. Aussi, ne trouve-t-on dans ces pages pas le détail des parcours de ces éminents juristes, à commencer par le plus célèbre d’entre eux, l’ancien préfet du Finistère et secrétaire général de l’Élysée Henri Collignon (p. 231), mais un exposé rigoureux des analyses rendues pendant le conflit, sur sollicitation du Gouvernement, par cette instance sise au Palais Royal. Et en définitive, ce qui transparaît derrière la sècheresse de la technicité juridique qui infuse dans ce volume de plus de 400 pages, c’est la façon dont le droit vient irriguer le politique pour une plus grande efficacité dans la conduite de la guerre.
Certes, A. Falgas prend bien soin de préciser en introduction que « c’est moins le choix politique qu’apprécie le Conseil d’État que son opportunité administrative » (p. 21). Pour autant, circonscrire les avis des magistrats du Palais Royal – quand bien même celui-ci serait délocalisé dans les premières semaines du conflit à Bordeaux, en l’hôtel Gobineau (p. 17) – à cette seule dimension juridique serait non seulement réducteur mais, par bien des égards naïf. Comme si ces hommes, demeurés pour l’essentiel à l’arrière (p. 229), étaient parfaitement étrangers au conflit. D’ailleurs, S. Audoin-Rouzeau rappelle bien que le Conseil d’État est aussi une communauté en deuil[3]. Dès lors, à la manière des avocats, juges de paix et autres magistrats étudiés par A. Deperchin, c’est bien la question des formes de la mobilisation juridique de ces gens de justice en Grande Guerre qui se pose à l’historien[4].
En effet, si certains avis sollicités auprès de Conseil d’État peuvent de prime abord apparaître comme relevant « de questions étrangères à la guerre », il me semble au contraire que ces analyses formulées par le Palais Royal sont indissociables de ce contexte bien spécifique. Certes, ce n’est pas en 1914 que cette instance est appelée pour la première fois à statuer sur l’épineux problème des congrégations. Mais on sait combien la question religieuse est réinvestie par le prolongement, au-delà de tout ce qui avait pu être anticipé, du conflit. Si l’armée se montre plutôt magnanime, le libéralisme en la matière étant d’autant plus aisé qu’il ne coûte rien, et qu’il serait bien naïf de limiter la présence du clergé dans les rangs aux seuls aumôniers régimentaires, il n’en demeure pas moins que l’Église ne manque pas d’avancer, elle aussi, ses pions[5]. Arguant de la « preuve du sang », un évêque comme Alcime Gouraud en vient même, à Vannes, à réclamer en 1919 que le catholicisme redevienne religion d’État[6]. Comment dès lors s’étonner qu’un préfet comme Alfred Roth, dans ce même département du Morbihan, entende imposer pendant le conflit une application stricte de la loi de Séparation, manière de rappeler que c’est plus la République que la Nation qui est en armes ?[7] C’est du reste à peu près la même rivalité pour la conduite morale du conflit, et en dernière instance pour les lauriers de la Victoire qui ne sauraient échapper à la France, que l’on voit à l’œuvre au cours de la vive controverse éclatant au printemps 1915 autour de l’Orphelinat des armées fondé par Dick May. Si les mesures prises dès le 2 août 1914 pour suspendre la fermeture des congrégations (p. 36) doivent assurément être comprises dans le cadre d’une recherche de concorde nationale perçue comme une condition sine qua non de la mobilisation générale – décision qui n’est pas sans faire songer à la suspension du Carnet B par ce même Louis Malvy[8] – les avis rendus en la matière par le Conseil d’État tout au long de la guerre viennent appuyer le Gouvernement dans cette démarche syncrétique (p. 35-36). Aussi peut-on, au-delà de la seule technicité juridique, en mesurer toute la portée politique.
C’est d’ailleurs quelque chose qui ne manque pas d’interpeller à la lecture de ces analyses. Loin du formalisme rigide que l’on pourrait supposer de la part de la plus haute juridiction administrative française, ce que montrent ces pages c’est au contraire l’aptitude de cette instance à s’adapter aux circonstances (p. 168 notamment mais cette dimension est présente dans tout le volume). À propos des retards des permissionnaires ayant bénéficié d’un congé pour les moissons, le Conseil d’État fait par exemple la distinction entre le militaire qui les effectue « à un endroit qu’il ne connaît pas et dans un objectif d’intérêt général » et celui qui rentre les faire dans sa famille. En effet, G. Kalflèche précise que le Palais Royal « va considérer que le premier reste en service commandé et engage la responsabilité administrative, tandis que celui qui est chez lui n’en bénéficie pas, sauf si le maire l’a réquisitionné pour travailler dans une autre exploitation au village » (p. 170). Ce faisant, c’est bien une volonté de se montrer relativement protecteur envers les poilus tout en ne lésant pas l’institution militaire, et donc in fine l’effort de guerre, qui se dévoile ici. Dans le cadre de réquisitions opérées par les nécessités du conflit, le Conseil se montre également dans une semblable juste mesure, entre préservation des intérêts des requis et des finances publiques (p. 173-174).
Pour qui s’intéresse à la composition sociale de l’armée, tout particulièrement dans des perspectives quantitativement réduites telle qu’un régiment, les avis rendus à propos de l’embusquage sont absolument passionnants. En effet, l’ouvrage montre comment le Conseil d’État se mue en soutien de la politique de récupération menée pour combler les vides dans les rangs, quitte à revenir sur les engagements volontaires souscrits dans les premières heures du conflit (p. 236-328). Ce faisant, apparaît le besoin d’une approche qui soit capable de lire les trajectoires individuelles au prisme de la fiche matricule de recrutement mais aussi de ces avis du Palais Royal, autrement dit dans une perspective bottum-up et transdisciplinaire. Du coup, c’est là encore la grande subtilité de la juridiction qui se révèle, les analyses produites à propos du statut des officiers reflétant une position mesurée tentant de concilier d’une part les exigences de l’effort de guerre en cours, autrement dit l’absolu besoin en cadres, d’autre part « le respect des principes de la fonction publique militaire » (p. 267) et notamment des usages établis en ce qui concerne les promotions (p. 273). D’où la contribution du Conseil d’État à « un arsenal juridique flexible » (p. 268), lissant par exemple progressivement la distinction entre officiers nommés à titre définitif et temporaire pour préserver une chaîne de commandement qui serait incapable de supporter de telles distinctions (p. 271). Néanmoins, on observera que si l’expertise de cette juridiction est sollicitée, c’est bel et bien que cette unicité dans le statut ne va pas de soi, ce qui, par ricochet, en dit long sur les dissensions pouvant régner au sein de ce corps…
Tout porte d’ailleurs à croire à la lecture de ces avis que le Conseil d’État est pleinement conscient de leur portée, et notamment de leurs répercussions sur le moral de cette société en guerre. La chose est relativement explicite en ce qui concerne l’élargissement du droit à l’honorariat, mesure préconisée « pour ne pas envoyer un message négatif aux armées qui affecterait le moral des officiers » (p. 274). Mais ceci l’est aussi en ce qui concerne les veuves de guerre puisque ce sont bien leurs droits qui par principe doivent primer : selon le Conseil, c’est en effet à l’administration de fournir la preuve qu’elles n’en ont pas, ce qui participe d’un renversement complet de la présomption qui pouvait prévaloir avant 1914 (p. 374). Ce faisant, ce sont bien les prémisses de la loi du 31 mars 1919 portant droit à réparation qui se dévoilent dans ces avis.
Inutile de le nier, c’est d’une lecture difficile dont il s’agit avec ce volume, tout du moins pour les esprits qui – comme le mien – sont peu habitués à la chose juridique. Non seulement le style est différent de ce que proposent habituellement les sciences sociales mais le raisonnement propre à cette discipline implique un coût d’entrée important. Là était du reste quelque chose que notait pendant le Centenaire A. Prost : « La relation entre l’histoire et le droit, en effet, me semble dissymétrique : je crains qu’il ne soit plus périlleux pour les historiens de s’aventurer dans les subtilités du droit que pour les juristes d’emprunter les chemins de l’histoire »[9]. Pour autant, la portée heuristique de cette démarche interdisciplinaire me semble fondamentale, plus encore pour qui s’intéresse à la France pendant la Première Guerre mondiale. Car quoi qu’on en dise, c’est bel et bien une République, et plus encore une démocratie républicaine, qui mène le combat[10].
Certes, çà-et-là, le Conseil trahit quelques manquements à l’État de droit. Tel est notamment le cas quand le commissaire du gouvernement Léon Blum, réformé pour myopie et détaché en tant que chef de cabinet du ministre des Travaux publics Marcel Sembat, est appelé à rendre deux avis pour le Palais Royal, en novembre 1914 et en juillet 1915. Ceci laisse d’ailleurs A. Falgas visiblement perplexe (p. 232) :
« Il est difficile de donner une explication à cette double fonction qui peut paraître en contradiction avec les principes d’indépendance et de séparation des pouvoirs. Peut-être qu’un tel dédoublement se justifiait par les circonstances exceptionnelles. En effet, face à la mobilisation et au développement des tâches administratives, il se pourrait que des conseillers d’État, affectés temporairement dans d’autres administrations, aient pu apporter leur concours au Conseil d’État pour maintenir une activité consultative pendant la guerre. »
Pour autant, A. Falgas prend bien soin de circonscrire l’incendie en rappelant qu’il « convient de souligner que l’avis de 1914 répond à une question posée par le ministre de l’Intérieur et celui de 1915 par le Secrétaire d’État aux Beaux-Arts » (p. 232). En effet, et ce malgré des circonstances exceptionnelles ayant pu conduire à de telles curiosités, c’est bien la permanence du souci de l’État de droit qui caractérise les avis rendus par le Conseil, d’où le soin que l’institution manifeste dans la gestion de ses membres susceptibles de bénéficier d’une exemption de service aux armées (p. 234). En définitive, « par son analyse et son interprétation des textes, le Conseil d’État facilite l’action du Gouvernement pour lui permettre d’agir dans un cadre légal, tout en tenant compte des contraintes de la guerre » (p. 271).
Mais il n’en demeure pas moins que resituer les acteurs d’alors dans leur environnement juridique, c’est ni plus ni moins que mettre en évidence quelques moyens fondamentaux de leur agentivité. C’est rappeler que les poilus ont un devoir patriotique qui les enjoint à porter les armes mais que cette modalité de leur citoyenneté – plus encore sans doute, de leur être politique – est fondamentalement contractuelle, ce qui suppose aussi un certain nombre de droits. C’est également rappeler que la mise en guerre de l’État en 1914-1918 est celle d’un État de droit, non suspendu pendant les hostilités même si des évolutions sont observables au cours de la période, ce qui implique que la contrainte soit mise en œuvre par un nécessaire consentement, quand bien même celui-ci serait fabriqué[11]. Or là est une chose éminemment complexe tant l’exercice ne peut se réduire à l’exégèse de la norme. Des textes à leur application, il y a en effet un monde, plus encore sans doute en 1914-1918 où l’effort de guerre mobilise une part essentielle des forces. Même au printemps 1915, la censure laisse passer des polémiques dans les journaux qui non seulement invitent à interroger l’idée d’Union sacrée mais, à dire vrai, en viennent à sérieusement questionner l’efficacité d’Anastasie. Quant à l’état de siège, il s’agit là d’une notion qui, de même, doit être appréhendée avec mesure. C’est en tout cas ce que suggère l’arrivée à Nantes le 9 octobre 1918 d’un train bourré de détenus militaires… et passablement peu surveillé malgré le profil de ces dangereux voyageurs. l’historien doit-il probablement être le nécessaire prolongement du juriste – à moins que cela ne soit l’inverse.
[1] Falgas, Anthony, Garnier, Florent et Kalflèche, Grégory, Les Avis du Conseil d’État (1914-1918). Assurer la permanence de l’État en temps de guerre, Paris, Mare & Martin, 2024. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.
[2] Le Conseil d’État et la Grande Guerre, Paris, La Documentation française, 2017.
[3] Audoin-Rouzeau, Stéphane, « La France en guerre mondiale, le Conseil d’État et la démocratie en 1914-1918 », in Le Conseil d’État et la Grande Guerre…, op. cit., p. 259-270.
[4] Deperchin, Annie, La Justice à l’épreuve de la Guerre. Magistrats et avocats pendant le premier conflit mondial, Paris, L’Harmattan, 2023.
[5] Le Gall, Erwan, « Milites christi ? Les hommes d’Église mobilisés sous l’uniforme du 47e régiment d’infanterie (1914-1919) », Revue historique des armés, n°310, 2023-3, p. 69-82.
[6] Le Gall, Erwan, « Le culte d’un saint comme outil politique du temps présent : la Grande Guerre de Vincent Ferrier », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, n°129-2, 2022, p. 127-147.
[7] Pour de plus amples développements, je me permets de renvoyer à la communication prononcée lors du colloque international Les Préfets dans la Première Guerre mondiale. Actes en cours de publication.
[8] Becker, Jean-Jacques, Le Carnet B : les pouvoirs publics et l’antimilitarisme avant la guerre de 1914, Paris, Editions Klinksieck, 1973.
[9] Prost, Antoine, « Le Conseil d’État de 1914 à 1919 : entre normalité et exception », in Le Conseil d’État et la Grande Guerre…, op. cit., p. 17.
[10] Audoin-Rouzeau, Stéphane, « La France en guerre mondiale… », art. cit.
[11] Bertschy, Sylvain, et Salson, Philippe (dir.), Les mises en guerre de l’État 1914-1918 en perspective, Paris, ENS Editions, 2018 ; Graber, Frédéric, L’Affichage administratif au XIXe siècle. Former le consentement, Paris, Editions de la Sorbonne, 2023.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Erwan Le Gall (18 décembre 2024). Derrière l’avis, la mobilisation. Ar Brezel. Consulté le 13 janvier 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12yix