Le bref entrefilet que fait paraître le 28 janvier 1915 L’Ouest-Éclair est de ceux qui ne manquent pas d’interroger. En effet, en quelques lignes, le journal catholique et républicain annonce la mort à l’âge de 79 ans du général Jules Chanoine, ancien aide de camp du général Frossard à Metz en 1870 et, surtout, ministre de la Guerre en 1898 « alors que l’affaire Dreyfus déchaînait les haines politiques »[1]. Relativement neutre, le propos n’appelle pas de commentaire particulier même si on ne peut s’empêcher de rappeler combien il participe d’une vision bien irénique de l’Union sacrée, puisqu’il sous-entend que les « haines politiques » évoquées plus haut n’existent plus, comme si la Séparation n’était plus un sujet, comme si l’Affaire était oubliée. Classique vision d’une cohésion nationale reconstituée par la magie d’un ennemi commun, en l’occurrence le « Boche », combattu férocement depuis les premiers jours d’août 1914 et l’entrée en Grande Guerre. Une lecture distante de L’Ouest-Éclair vient d’ailleurs rappeler combien cet immense scandale judiciaire de la Belle époque appartient alors à un passé révolu. L’expression « Affaire Dreyfus » n’a en effet pas été employée par ce journal depuis le 1^er août 1914 et, en 1913, ne l’est que dans 15 éditions, contre 119 en 1899 (alors que le journal n’est fondé que le 2 août, à l’occasion du procès en révision devant le Conseil de guerre de la 10^e région militaire) et 116 en 1900. Autrement dit, dans les colonnes du quotidien rennais, la fièvre est bien retombée. Mais qu’en est-il ailleurs, dans d’autres titres ? N’y a-t-il pas un biais induit par la ligne éditoriale de ce quotidien, ou par le fait qu’il s’agit d’un journal régional ? En d’autres termes, observe-t-on des différences avec les colonnes de la « grande presse » parisienne ? Ce monde particulier est-il d’ailleurs un indice fiable des représentations mentales alors en cours ou ce microcosme réagit-il à ses propres stimuli culturels ? Si on se doute que l’Affaire Dreyfus ne fait plus les gros titres, balayée par la guerre en cours, continue-t-elle de constituer une référence mobilisée par les journalistes et publicistes d’alors ?

Il aurait sans doute été très fastidieux, et difficile, de répondre à une telle question il y a 50 ans. Mais aujourd’hui, avec la numérisation et la mise en ligne de centaines de journaux, la presse comme source n’a sans doute jamais été aussi facile à interroger. Il en résulte des outils qui, malgré leurs spécificités propres, permettent en quelques clics de produire des éléments de convaincants de réponse. Sur Google Ngram Viewer, le corpus des archives imprimées en français montre ainsi une claire inflexion des occurrences de l’expression « Affaire Dreyfus » pendant la Première Guerre mondiale. Au plus bas en 1918, la courbe reprend toutefois dans les années 1920 pour atteindre son maximum en 1933. Quant au capitaine, il décède deux ans plus tard, à Paris, le 12 juillet 1935. La tendance est analogue sur Gallicagram même si le retour de courbe dans les années 1920-1930 est moins prononcé que sur Ngram Viewer. Toujours est-il que la Première Guerre mondiale y fait sans ambiguïté figure de période de basses eaux, à l’exception peut-être d’un léger pic observable en 1917. Vis-à-vis de ces deux outils, L’Ouest-Éclair semble donc s’inscrire dans la tendance générale.

Les données qu’il est possible de collecter via le moteur de recherche de Retronews font état d’une tendance globalement analogue. Si le pic de 1917 est moins prononcé que sur Ngram Viewer, il est néanmoins visible. Quant à la trajectoire générale de la courbe, elle correspond à ce qui est décrit par les deux autres méthodes de calcul : un pic en 1898, année de publication du J’accuse de Zola, puis un creux continu jusqu’à la Première Guerre mondiale avant un – très – léger rebond dans les années 1920. Mais jamais le nombre d’occurrences n’atteint ce qui peut s’observer lors de la Belle époque. On relève ainsi au titre de l’année 1918 283 occurrences de l’expression « Affaire Dreyfus », soit 100 fois moins que ce qui peut s’observer 20 ans plus tôt. Si les 372 occurrences de l’année 1917 font presque bonne figure au regard des 121 de l’année 1915, que pèsent-elles face aux 31 039 que l’on peut mesurer en 1899 ? Là encore, ces données tendent à montrer que L’Ouest-Éclair est dans la norme d’une Grande Guerre qui ne sollicite plus beaucoup le souvenir de l’Affaire Dreyfus, une actualité en chassant une autre pour reprendre le vieil adage populaire.

Pour autant, il est difficile de se contenter de ces chiffres bruts. En ce que la mémoire est l’outil politique du temps présent, et renvoie donc à des considérations culturelles et idéologiques qui ne peuvent être mises de côté, il importe de prendre en compte les lignes éditoriales et de voir en quoi les choix qui en résultent peuvent expliquer les données collectées. Autrement dit, la courbe que l’on observe pour L’Ouest-Éclair se vérifie-t-elle pour des titres comme La Croix ou La Libre parole, journaux dont on sait la sensibilité antisémite ? La réponse est oui et l’on retrouve également la même tendance dans un quotidien comme L’Aurore, qui publie la célèbre tribune de l’auteur de Germinal, à la nuance près que ce journal cesse de paraître avec le déclenchement de la Première Guerre mondiale.

Deux limites à la démonstration doivent néanmoins être avancées ici sous peine de mésinterpréter ces courbes. En premier lieu, il convient d’observer que la tendance se développe dans un environnement changeant, celui d’une presse rationnée par le conflit et d’une pagination qui va en diminuant à partir de 1914. Dès lors, c’est bien d’une concurrence accrue entre les références culturelles mobilisées par les journaux dont il s’agit ici et qui, force est de le constater, joue manifestement en la défaveur de l’Affaire. Sans doute certaines voix auront-elles à cœur d’avancer le poids de la censure comme facteur explicatif de ces résultats. Argument à dire vrai classique mais qu’il convient à mon humble avis de repousser tant Anastasie se révèle dans les faits permissive.

Dès lors, c’est une seconde limite qui se révèle au moment d’évoquer la place de l’Affaire en Grande Guerre, celle d’une séquence chronologique qui ne fait plus nécessairement sens, ou tout du moins pas autant qu’auparavant. Dans un stimulant ouvrage sur les politiques publiques de mémoire, les sociologues S. Gensburger et S. Lefranc rappellent que « les acteurs vivent, bien plus qu’on pourrait le croire, dans un univers moral »[2]. Or une telle affirmation n’est pas sans faire songer à la morale patriotique du moment qu’est la culture de guerre, notion pouvant être comprise comme la grille de lecture du réel en cours[3]. Il en résulte un certain nombre d’injonctions qui, bien entendu, évoluent dans le temps : hier défendre l’Armée ou combattre pour l’innocence d’un homme, quelques années plus tard « faire son devoir » sous l’uniforme alors que la patrie est agressée. Non pas que cette dernière idée n’a pas cours avant 1914. Mais en état de paix, elle renvoie uniquement à la caserne, au service militaire. Avec la guerre, les priorités changent et l’urgence de la défense de la Nation agressée prime tout. Dès lors, la courbe des occurrences de l’Affaire dans la presse française en 1914-1918 s’expliquerait moins par une pagination en berne que par un référentiel ayant muté.

Quant à la question de l’endurance des sociétés combattantes, dont on sait combien elle a permis à l’historiographie de noircir des centaines de milliers de pages, elle est réglée en quelques mots par un autre sociologue, E. Goffman, dans une formule qui laisse la part belle à l’agentivité des acteurs : « Ce qui préoccupe les individus, c’est moins la question morale de l’actualisation de ces normes, que la question morale de la mise au point d’une impression propre à faire croire qu’ils sont en train d’actualiser ces normes »[4]. Autrement dit, ce qui compterait avant toute autre chose ce seraient les imaginaires ayant cours au moment présent. Et peu importent si ceux-ci s’avèrent après coup conformes ou non à l’état de l’historiographie puisque ce sont eux qui agissent à la manière d’un carburant pour le moteur des acteurs sociaux[5].

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[1] « Mort du général Chanoine », L’Ouest-Éclair, 16^e année, n°5648, 28 janvier 1915, p. 3.

[2] Gensburger, Sarah et Lefranc, Sandrine, À quoi servent les politiques de mémoire ?, Paris, Presses Sciences Po, 2017, p. 17.

[3] Horne, John et Kramer, Allan, Les Atrocités allemandes, Paris, Tallandier, 2005, p. 317. Cabanes, Bruno, « Une histoire de la guerre », in Cabanes, Bruno (dir.), Dodman, Thomas, Mazurel, Hervé et Tempest, Gene (coord.), Une histoire de la guerre du XIX^e siècle à nos jours, Paris, Seuil, 2018, p. 10 reprend la notion en la définissant comme « le système de représentation donnant leur sens profond aux conflits ».

[4] Goffman, Erving, La Mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Éditions de Minuit, 1996, p. 237.

[5] Cochet, François, « 1914-1918 : Divorces d’imaginaires », Revue politique et parlementaire, 125^e année, n°1102, janvier-mars 2022, p. 128-135.

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