Les comités secrets réunis à la Chambre des députés et au Sénat, ce dernier étant par ailleurs beaucoup moins connu, sont généralement analysés sous l’angle de discussions sur les buts de guerre de la France, question mise à l’agenda par l’entrée dans le conflit des États-Unis[1]. C’est ainsi qu’au cœur des débats se trouvent deux éléments : le retour de l’Alsace et de la Lorraine dans le giron hexagonal mais aussi la perspective de la conférence internationaliste et pacifiste de Stockholm, prévue pour faire suite à celles de Zimmerwald et Kienthal, et plus encore la non-délivrance de passeports à quelques parlementaires socialistes invités à y participer. C’est dire donc si cette séquence est le plus souvent analysée dans une perspective d’histoire des relations internationales, approche diplomatique certes éminemment légitime mais dont le corolaire est généralement de renvoyer à une géographie restreinte, groupée pour le dire un peu vite autour du quai d’Orsay. Or, en tentant de rendre compte des parlementaires bretons ayant pris part à ces discussions, c’est une autre démarche que nous aimerions proposer, manière de faire qui d’une certaine manière invite à interroger l’insertion de la péninsule armoricaine dans ces considérations. En effet, puisque le monde de 1914-1918 est connecté, comme l’était déjà par ailleurs celui de 1870-1871, la Bretagne ne saurait être considérée comme en dehors de cette histoire. D’où l’intérêt me semble-t-il de cette rapide étude, autant géographique que partisane du reste.

À la Chambre des députés, le Comité secret s’ouvre le 1^er juin 1917 à 16 heures sur le témoignage de Marius Moutet, député socialiste du Rhône élu en 1914 et parlementaire ayant compté parmi les premiers à se rendre en Russie au printemps 1917, lors de la première révolution. Sans entrer dans le détail des débats, ce qui nous éloignerait du propos fort limité de ce billet, on ne peut néanmoins que remarquer combien les dissensions sont alors fortes, ce qui vient rappeler que non seulement 1917 est « l’année trouble » mais que l’idée même d’Union sacrée doit être considérée avec mesure[2]. C’est ainsi que, pris par sa fibre socialiste et un certain romantisme révolutionnaire, Marius Moutet déclare : « Ah ! messieurs, nous remontions par la pensée vers nos pères de la Révolution et nous comprenions à ce moment comment s’était formée l’unité nationale et comment elle avait pu devenir ce qu’elle est aujourd’hui par l’effort héroïque de ces Montagnards, qui ne se refusaient à aucun sacrifice parce qu’ils savaient (Vifs applaudissements sur les bancs du parti socialiste et à gauche)». Ce à quoi répond, sèchement, Charles Benoist, député de la Seine siégeant au sein de la Fédération républicaine, donc à droite de la Chambre, et par ailleurs titulaire d’une chaire d’histoire constitutionnelle de l’Europe occidentale à l’École libre des sciences politiques : « Il n’y a pas d’assimilation possible »[3]. Plus que de conflictualité politique, c’est en réalité de divergence des mémoires dont il s’agit ici, ce qui en creux souligne toute l’importance des imaginaires en Première Guerre mondiale[4].

Puis viennent, dans un second temps, et à l’initiative de Marcel Cachin, des débats concernant le voyage effectué en février 1917 en Russie par Gaston Doumergue[5]. Ces échanges sont essentiels car ils posent intrinsèquement – sous couvert d’une dénonciation d’une éventuelle diplomatie parallèle, ce qui atteste dans le même temps une velléité de parlementarisation accrue de la conduite du conflit – la question des buts de guerre français, et plus encore celui du retour dans le giron national de l’Alsace et de la Lorraine. Ce sont d’ailleurs ces mêmes considérations qui constituent l’essentiel du comité secret tenu au Sénat le 6 juin 1917[6].

Interrompus à 19 heures le 1^er juin, les débats de la Chambre des députés reprennent le lendemain à 14 heures, toujours selon la procédure du comité secret. Ce jour-là, sont entendus jusqu’à 20 heures 45 Aristide Briand, ancien ministre des Affaires étrangères et président du Conseil, ainsi que son successeur dans ces deux mêmes fonctions, Alexandre Ribot. Particulièrement vive, la séance est suspendue pour reprendre le 4 juin à 14 heures 30. Elle s’achève dans un climat houleux, après d’âpres discussions et deux suspensions de séance, à 23 heures 45, acte final d’un comité secret ayant duré au total plus de 18 heures.

Au palais du Luxembourg, les échanges sont beaucoup plus synthétiques et ne s’étendent que le temps d’une paire d’heures. Pour autant, il ne faudrait pas en déduire que l’audition de Gaston Doumergue devant les sénateurs relève de la simple formalité. Si les débats sont plus feutrés, ce qui doit tenir autant à la culture de cette assemblée qu’à une conflictualité sans doute passablement émoussée par les séances ayant occupé les jours précédents la Chambre des députés, Georges Clemenceau se distingue par ses questions incisives, purement factuelles, et en conséquence assez pointues.

En définitive, deux choses ressortent de ces réunions en comité secret de la Chambre des députés et du Sénat au début du mois de juin 1917. En premier lieu, on ne peut qu’être frappé par la grande continuité de la politique extérieure de la France vis-à-vis de la Russie qui se donne à voir à l’occasion de ces séances, et ce malgré le changement de cabinet. Non seulement le Président du Conseil, issue de la Chambre haute, Alexandre Ribot, ne désavoue pas son prédécesseur, le député Aristide Briand, mais il endosse sa politique. En second lieu, il convient de remarquer que le maximalisme d’Alexandre Ribot, qui réclame au Sénat le retour de l’Alsace et de la Lorraine dans le giron français « non pas mutilées, comme elles l’avaient été par les traités de 1815, mais délimitées comme elles l’étaient avant 1790 », n’est pas sans trouver certains échos dans la rhétorique d’Aristide Briand. Il n’est en effet pas anodin de remarquer qu’à la Chambre des députés l’ancien ministre des Affaires étrangères, tout juste redevenu « simple » parlementaire, entend exclure l’Alsace et la Lorraine du principe des nationalités et de la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes[7]. Il serait intéressant de voir comment de tels arguments sont reçus dans les milieux régionalistes, tout particulièrement parmi les membres de l’Emsav, et l’on songe ici, bien évidemment, à Joseph Jacob et à sa rencontre, probablement pas si anecdotique que cela même si encore très mal connue, avec Woodrow Wilson. En paraphrasant Léon Gambetta, on pourrait presque avancer l’idée que la politique des nationalités n’est pas un produit d’importation…

Toujours est-il que cette continuité des politiques extérieures au-delà des différents cabinets suscite l’ire des parlementaires, et pas uniquement de gauche. Pour s’en convaincre, il suffit de consulter la restitution des débats publiés dans les Journaux officiels, mais aussi de se plonger dans quelques sources tierces. Je pense tout particulièrement au riche journal d’Henri Galli sur lequel ce député de Paris, pilier de la Ligue des patriotes et proche de Paul Déroulède, couche, à cette occasion, des paroles très vives. Je songe également à la réaction, à peine moins virulente, de Paul d’Estournelles de Constant, connue grâce à ses archives privées[8]. Tout porte d’ailleurs à penser que, plus que le fond des discussions lui-même, c’est cette conflictualité incandescente, cette profonde division politique, qui justifie que ces débats se déroulent en comité secret. Dévoiler au grand jour les divisions de la représentation nationale sur des questions aussi sensibles eut été, à n’en pas douter, faire le jeu de l’Allemagne. Ou tout du moins eut été perçu comme tel[9].

Précisons toutefois que la raquette de cette procédure n’est pas sans témoigner d’un certain nombre de trous, comme en témoignent quelques propos glanés çà-et-là dans la presse. C’est ainsi qu’à Nantes, dans son édition du 1^er juin 1917, Le Phare de la Loire affirme que « à la Chambre et au Sénat, l’agitation est extrême ». À en croire le quotidien nantais, cette dernière assemblée « est unanimement hostile à la conférence où l’Allemagne veut poursuivre son offensive de paix »[10]. Ajoutons du reste qu’il y a là nulle spécificité bretonne puisqu’on retrouve des propos parfaitement analogues le 5 juin dans des quotidiens parisiens comme Le Matin et Le Soir, ou encore le lendemain dans Le Progrès de la Côte d’Or[11]. On pourra toujours se demander si le comité secret, pour garantir la confidentialité des débats et donc empêcher la divulgation au grand jour des divisions de la représentation nationale, n’a pas été instauré trop tard. Question intéressante mais à laquelle l’histoire en tant que science sociale est bien en peine d’apporter une réponse convaincante, puisque refaire le passé est hors du champ de ses possibles. En revanche, on ne manquera pas de remarquer le peu de poids de la censure dans le cas présent. Là n’est du reste pas une première et on avait déjà eu l’occasion, en ces mêmes pages, de s’étonner de la porosité des mailles du filet à propos de l’affaire de l’Orphelinat des armées, au printemps 1915.

Encore, une fois, il n’est pas dans l’objet de ce billet de rentrer dans le détail des arguments soulevés lors de ces deux comités secrets. Pour autant, on ne manquera pas de souligner d’une part la disproportion des débats entre les deux chambres, d’autre part leur incidence sur l’historiographie. En effet, quand la publication du comité secret de la Chambre de députés s’étend sur plusieurs dizaines de pages, celle du Sénat n’en prend qu’à peine 6. Or il est intéressant de noter que parmi les quelques rares historiens à s’être intéressés à cette histoire, G. Bonnefous puis plus récemment G.-H. Soutou ne basent leurs analyses respectives que sur le propos des députés, comme si finalement seule la voix de la Chambre basse importait réellement[12]. Sans doute faut-il y voir une preuve supplémentaire de l’addiction des contemporanéiste à l’obésité documentaire, faiblesse dont sont tout naturellement exempts les camarades étudiant le Moyen Âge et plus encore l’Antiquité.

Cette ébauche d’analyse ne peut être menée sans avoir énoncé au préalable un certain nombre de mises en garde contre l’archive principalement utilisée pour ce faire, les comptes-rendus de ces deux comités secrets. Outre que la méthode historique impose le croisement des sources, pour le moins difficile en la matière, force est de surcroît d’admettre que celles à notre disposition sont fragiles et parfois même lacunaires. Fragiles car on est bien obligé de considérer, faute de mieux, comme fiables et, plus encore, conformes à la vérité les restitutions des comités secrets publiés dans le Journal officiel, ce qui en soi est problématique. Rappelons ainsi que les débats tenus le 6 juin 1917 au Sénat ne sont rendus publics qu’en 1968, à l’initiative de Gaston Monnerville, et que tous les échanges n’ont pu être retranscrits du fait d’une sténotypie parfois difficile. Lacunaires ensuite car certaines didascalies ne sont que de peu d’intérêt pour la démarche qui est ici la nôtre. Quand il est par exemple fait mention de « vifs applaudissements » sur les bancs, comment comptabiliser ceux émis par les parlementaires bretons qui nous intéressent ici ? Et encore, les archives ne prétendent rendre compte que de ce qui se passe à l’intérieur de l’hémicycle. Or dans son journal, le député de Paris Henri Galli précise qu’au soir du comité secret de la Chambre des députés tenu le 1^er juin, « des discussions très vives se sont continuées dans les couloirs après la séance »[13]. Et de celles-ci, nous ignorons tout. C’est donc conscient des limites de l’exercice qu’il faut le mener, et donc lire ce billet.

Ajoutons de surcroît que la bretonnité de certains parlementaires n’est pas nécessairement évidente à déterminer. Quid par exemple d’Aristide Briand, natif de Nantes mais alors député non-inscrit de la Loire ? Même chose en ce qui concerne Georges Clemenceau, vendéen ayant fait ses études dans la Cité des Duc mais alors sénateur du Var ? Doit-on considérer que ces fiefs électoraux viennent rompre toute attache politique avec la « petite patrie » d’origine, quand bien même celle-ci serait transitoire comme dans le parcours du Tigre ?

Malgré toutes les précautions énoncées plus haut, il est possible d’identifier un certain nombre de parlementaires bretons particulièrement en vue lors de ces comités secrets tenus en juin 1917. Citons ainsi Ferdinand Lancien, député républicain socialiste du Finistère entendu le 1^er juin à la suite du voyage qu’il fait, quelques mois plus tôt en Russie, alors en pleine révolution, ainsi que Georges Le Bail-Maignan, lui aussi élu dans ce département mais siégeant au sein du groupe du Parti républicain radical et radical socialiste. Mentionnons également Alexandre Lefas, expérimenté député d’Ille-et-Vilaine siégeant sur les bancs de la Fédération républicaine, le marquis Henri de La Ferronnays, député de Loire-Inférieure appartenant à droite, ou encore Gustave de Kerguézec, député républicain-socialiste des Côtes-du-Nord, fantasque parlementaire dont on sait par ailleurs un neveu mobilisé sous l’uniforme du 47^e RI.

Au Sénat, le 6 juin 1917, on repère la (brève et pour tout dire peu signifiante) prise de parole de Gustave de Lamarzelle, élu du Morbihan présenté par Jean Jolly comme ultra-conservateur et un temps proche du boulangisme. Mais là est bien le seul témoignage d’une quelconque action d’un sénateur breton lors cette séance.

Contrairement à une image fausse, et encore trop souvent ancrée dans les représentations mentales, la Bretagne qui se dévoile ici est loin d’être entièrement arrimée à la droite catholique, bien au contraire. Certes, aucun des députés de la péninsule armoricaine intervenant lors de ces comités secrets n’est affilié au groupe socialiste. Mais Ferdinand Lancien et Gustave de Kerguézec siègent tous deux sur les bancs des républicains socialistes, deuxième groupe le plus à gauche de l’assemblée. Néanmoins, il n’en demeure pas moins que sans être absents de ces séances, les parlementaires de la péninsule armoricaine n’occupent pas le premier plan de ces séances réunies en comité secret.

Si le propos de Gustave de Kerguézec est si intéressant du point de vue de la problématique envisagée par ce billet, c’est moins en ce qu’il fait état d’une prise de position idéologique que d’une réalité matérielle, logistique. Autrement dit, la connexion est ici moins de l’ordre de la circulation des idées que de l’effet papillon. En effet, ajoutant une précision à la description par Ferdinand Lancien de la poudrerie de Schlusselbourg, décrite comme le seul lieu important de production de dynamite de Russie et comme étant aux mains des « anarchistes », le député des Côtes-du-Nord déclare : « Il y a, à l’arsenal de Brest, 110 000 tonnes de munitions qui attendent d’être expédiées en Russie, à Lorient, 50 à 60 000 tonnes de munitions attendant leur départ pour la Roumanie »[14]. Aussi demande-t-il :

« Nous sommes à la merci d’un accident, qui détruirait l’arsenal. Pourquoi n’expédie-t-on pas ces munitions ? »

Dès lors, ce qui se donne à voir est sans doute moins la sensibilité de députés à des questions liées aux buts de guerre, aux frontières de l’Alsace-Lorraine et à l’octroi de passeports pour la conférence de Stockholm, que la permanence d’une tradition parlementaire qui confère une sorte de prééminence à tous les élus du littoral sur les questions ayant trait à la rue Royale, et aux arsenaux pour ce qui nous concerne ici. Autrement dit, c’est sans doute plus à la lumière des travaux de l’historien S. Nofficial que du contexte particulier de ce printemps 1917 qu’il faut analyser une intervention telle que celle de Gustave de Kerguézec[15].

Ajoutons du reste que ce n’est pas parce qu’un parlementaire ne s’exprime pas en comité secret qu’il n’a non seulement pas d’avis sur la question posée mais qu’il n’agit pas par ailleurs, en commission par exemple, pour faire connaître, voire imposer le sien. Au Sénat, par exemple, on connaît le cas de Paul d’Estournelles de Constant, muet le 6 juin mais particulièrement incisif 6 jours plus tard, en commission[16]. Les fuites savamment distillées dans les journaux peuvent constituer autant d’indices de cette action politique, même si la traçabilité, et plus encore la paternité, des propos est par définition difficile à établir. Pour autant, encore une fois, la presse comme source se révèle indispensable, cette fois-ci pour tenter de réinsérer la péninsule armoricaine dans ces débats du mois de juin 1917.

La lecture distante des corpus disponibles en ligne sur Retronews met clairement en évidence une recrudescence du terme « Stockholm » au mois de juin 1917, ce qui fait écho aux vifs débats relatifs à la délivrance de passeports pour quelques parlementaires socialistes désireux d’assister à la conférence éponyme. On observe ainsi 2 424 occurrences pour le seul mois de juin 1917, quand la moyenne mensuelle pour l’année 1915 est de l’ordre de 542,9 et 632,9 pour 1916. Autrement dit, il est fait 3 à 4 fois plus mention de la capitale de la Suède au cours de l’année 1917 que lors des deux années précédentes. On remarquera d’ailleurs qu’il est d’ailleurs plus question de Stockholm en juin 1917 qu’en septembre, preuve que ce qui fait débat est moins la conférence en elle-même que la délivrance de passeports aux parlementaires socialistes désireux d’y prendre part. C’est donc avant tout à un problème de politique intérieure que renvoient les lignes éditoriales.

En Bretagne, ni Le Phare de la Loire, publié à Nantes, ni L’Ouest-Éclair, publié à Rennes, ne se démarquent de cette tendance. Si certaines variations peuvent s’observer d’un titre à l’autre, il n’en demeure pas moins que ces deux journaux sont plus impliqués dans le traitement des débats relatifs à la délivrance des passeports pour des députés socialistes que dans le déroulement de la conférence proprement dite. Malheureusement, La Dépêche de Brest n’est pas encore disponible sur la plateforme Retronews et il faut passer par un autre moteur de recherche, celui d’Yroise, pour interroger ce titre. Mais il n’en demeure pas moins que cette lecture distante donne des résultats semblables. En effet, le mot « Stockholm » apparaît dans 345 numéros du quotidien finistérien en 1917, contre en moyenne moins de 55 dans les années 1900. Quant aux années 1918 et 1919, si elles sont moins riches que 1917, elles le sont beaucoup plus que 1914 et 1915, ce qui correspond à la tendance observée à partir du corpus de Retronews.

Dans le détail, cette impression est confirmée. C’est ainsi que l’édition du soir de La Dépêche datée du 1^er juin 1917 désigne en première page la conférence de Stockholm comme étant le « congrès boche ». Point intéressant, ce même article met en évidence « l’interpellation de Le Bail-Maignan », ligne éditoriale qui trahit non seulement une prime au localisme mais l’insertion des députés bretons dans ces débats de politique extérieure[17].  

Ce faisant, c’est sans doute une autre dimension du travail parlementaire qui se dévoile ici, c’est-à-dire l’aptitude à communiquer dans la presse. Certes, les corpus de Retronews ne sont pas exhaustifs et il est évident que, du fait de l’absence du Moniteur des Côtes-du-Nord, un député comme Gustave de Kerguézec est ici structurellement pénalisé, même s’il est par ailleurs difficile de préciser dans quelle mesure exactement. Mais on ne peut qu’être frappé par le peu de correspondance entre les occurrences dans la presse consultables sur ce portail et l’importance effective lors de ces séances parlementaires, fussent-elles en comité secret. Si le nom de Georges Le Bail Maignan apparaît 18 fois dans le compte rendu de la séance à l’Assemblée nationale, ses interventions se limitent à de brèves apostrophes et n’apportent aucun élément décisif aux débats. Son seul fait d’arme, si l’on peut dire, est d’interpeller le gouvernement sur l’attitude à « prendre à l’égard des délégués à la Conférence internationale de Stockholm », ce qui d’après Le Journal « a provoqué, comme il fallait s’y attendre, une des plus impressionnantes manifestations qui se soient produites à la Chambre depuis la déclaration de guerre »[18]. Même remarque à propos du député d’Ille-et-Vilaine Alexandre Lefas, dont l’un des seuls mérites en fin de compte dans ce débat est de compter parmi les cinq orateurs officiellement inscrits pour y prendre part mais dont les archives tendent à montrer qu’il ne pèse pas réellement sur le comité secret[19]. Le contraste avec Ferdinand Lancien qui, lui, rend notamment compte de son récent voyage en Russie et en Roumanie et de ce qu’il y a vu, est de ce point de vue flagrant. Non seulement des titres comme Le Phare des Charente ou Le Journal des débats politiques et littéraires ne le relient en juin 1917 qu’à ce dernier pays, mais si son nom apparaît à la fin de ce moSis dans Excelsior et La Presse, c’est à l’occasion des commémorations à Carhaix, ville dont il est maire, du 117^e anniversaire de la mort de La Tour d’Auvergne[20].

Autrement dit, et ce malgré le long et précieux témoignage sur la situation en Russie qu’il livre à la Chambre, Ferdinand Lucien est médiatiquement inaudible à ce propos. Si son nom apparaît à quelques reprises dans les comptes-rendus de débats parlementaires publiés par la presse, c’est soit à propos de la Roumanie, soit de la guerre sous-marine. Il importe donc de se méfier des lectures strictement distantes qui tendent à déformer le poids des acteurs dans ces débats. Pour autant, il n’en demeure pas moins que quelques parlementaires élus en Bretagne jouent un rôle non négligeable lors des comités secrets qui se tiennent au début du mois de juin 1917, preuve supplémentaire que la péninsule armoricaine ne saurait être considérée comme un espace à part, parfaitement imperméable à l’économie générale du conflit.

---

[1] Soutou, Georges-Henri, La Grande illusion. Quand la France perdait la paix 1914-1920, Paris, Tallandier, 2015, p. 180.

[2] Barey, Morgane et Bourcart, Jean (dir.), 1917. L’année trouble, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019.

[3] « Compte rendu in extenso. Comité secret du vendredi 1^er juin 1917 », Journal officiel de la République française. Débats parlementaires, Chambre des députés, 16 mai 1925, p. 496.

[4] Cochet, François, « 1914-1918 : Divorces d’imaginaires », Revue politique et parlementaire, 125^e année, n°1102, janvier-mars 2022, p. 128-135.

[5] « Compte rendu in extenso. Comité secret du vendredi 1^er juin 1917 », Journal officiel de la République française. Débats parlementaires, Chambre des députés, 16 mai 1925, p. 501 et suivantes.

[6] « Comité secret du mercredi 6 juin 1917 », Journal officiel de la République française. Débats parlementaires, Sénat, 29 septembre 1968, p. 764-769.

[7] « Compte rendu in extenso. Comité secret du vendredi 1^er juin 1917 », Journal officiel de la République française. Débats parlementaires, Chambre des députés, 17 mai 1925, p. 512.

[8] Arch. dép. Sarthe : 12 J 442, notes, documentation, correspondances rassemblées entre 1915 et 1918.

[9] Sur ce point je rejoins pleinement l’analyse de Bock, Fabienne, « Le Secret est-il compatible avec le régime parlementaire ? L’exemple de la Grande Guerre », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 2000, n°58, p. 40-44.

[10] « Le Grand Débat d’Aujourd’hui », Le Phare de la Loire, 102^e année, n°31846, 1^er juin 1917, p. 3.

[11] « Nos Buts de guerre », Le Matin, 34^e année, n°12152, 5 juin 1917, p. 1 ; « Nos Buts de guerre », Le Soir, 52^e année, n°153, 5 juin 1917, p. 3 ; « La Guerre », Le Progrès de la Côtes d’Or, 49^e année, n°137, 6 juin 1917, p. 1. À chaque fois, « l’agitation » est décrite comme étant « extrême ».

[12] Chez Bonnefous, Georges, Histoire politique de la Troisième République. Tome second : La Grande Guerre 1914-1918, Paris, Presses universitaires de France, 1967, p. 241-268, la séance du Sénat réuni en comité secret est passée sous silence, ce qui s’explique très probablement par l’indisponibilité des sources au moment où l’auteur écrit, les comptes-rendus n’étant en effet publiés au Journal officiel, sur décision de Gaston Monnerville, qu’en 1968 ; Soutou, Georges-Henri, La Grande illusion…, op. cit.

[13] Galli, Henri (édition présentée par Henri-Galli, Pascal et Nivet, Philippe), Journal politique de la Grande Guerre 1914-1918. La III^e République sur le vif, Tome II, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2022, p. 1136.

[14] « Compte rendu in extenso. Comité secret du vendredi 1^er juin 1917 », Journal officiel de la République française. Débats parlementaires, Chambre des députés, 17 mai 1925, p. 516.

[15] Nofficial, Sébastien, Le Parlement et la marine 1871-1914. Une histoire politique de la marine militaire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2023.

[16] Arch. dép. Sarthe : 12 J 442, notes, documentation, correspondances rassemblées entre 1915 et 1918.

[17] « Le Congrès boche », La Dépêche de Brest (édition du soir), 3^e année, n°709, 1^er juin 1917, p. 1.

[18] « Pas de passeports ! déclare M. Ribot à la Chambre », Le Journal, n°9015, 2 juin 1917, p. 1.

[19] « Un débat se prépare sur le voyage à Stockholm », Le Journal, n°9014, 1^er juin 1917, p. 1.

[20] « À la Commission des affaires extérieures », Le Phare des Charentes, 38^e année, n°2623, 14 juin 1917, p. 1 ; « Affaires extérieures », Journal des Débats politiques et littéraires, 129^e année, n°166, 15 juin 1917, p. 3 ; « L’Anniversaire de La Tour d’Auvergne », Excelsior, 8^e année, n°2417, 28 juin 1917, p. 3 ; « Échos », La Presse, 83^e année (nouvelle série), n°9070, 29 juin 1917, p. 2. Voir aussi « Petites nouvelles », La Croix, 38^e année, n°10526, 29 juin 1917, p. 4. Pour une mise en perspective de cette mémoire Le Bloas, Alain, La Gloire de La Tour d’Auvergne. Une histoire de l’admiration au XIX^e siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2022.

---

---