Le 12 novembre prochain, France 2 diffusera en prime time, à 21h05, le documentaire 1914, et soudain la guerre ! réalisé par Cédric Gruat, film pour lequel j’ai eu l’honneur d’officier en tant que conseiller historique. Co-produit par Roche productions et l’ECPAD, et proposé dans le cadre des commémorations du 110^e anniversaire du déclenchement de la Première Guerre mondiale, ce documentaire bénéficie du concours d’un prestigieux narrateur, le célèbre acteur Vincent Lindon. S’il n’est pas toujours facile pour un historien d’évoluer au sein d’une si lourde machine, et de faire entendre un point de vue scientifique, ce beau film n’en est pas moins intéressant et, j’ai même la faiblesse de croire, à certains égards neuf.

On notera en premier lieu que cette diffusion intervient en point d’orgue d’une programmation dense qui dit l’investissement de France Télévisions dans cette commémoration du 110^e anniversaire du déclenchement de la Première Guerre mondiale. Au menu, en effet, le groupe audiovisuel proposes plusieurs documentaires dont deux diffusés en prime time, ainsi qu’une large couverture des cérémonies officielles avec, notamment, une émission spéciale le 11 novembre au cours de laquelle on retrouvera, outre l’historien J.-Y. Le Naour, l’excellente directrice du Musée de Meaux, Audrey Chaix. Au soir du 11 novembre 2018, point d’orgue des commémorations du centenaire de la Grande Guerre, un tel engagement n’avait rien d’évident. Au contraire, c’était plutôt la crainte d’années de disette après une fastueuse séquence qui était dans les esprits, comme une ombre portée des lendemains du bicentenaire de la Révolution française. On ne peut donc que se féliciter de cet engagement qui, pour autant, ne doit pas leurrer. Si une telle programmation renvoie à n’en pas douter à la mission de service public de France Télévisions, le fait est, aussi, que la mémoire plait. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle fait partie intégrante du répertoire d’action des responsables politiques, sans pour autant que le succès soit automatiquement au rendez-vous puisque le faste déployé lors des commémorations du 80^e anniversaire de la Libération n’a pas empêché une année électorale difficile pour la majorité présidentielle.

Reste qu’il n’est pas toujours facile pour un historien d’évoluer dans un tel cadre puisque les enjeux, notamment financiers, sont très importants. Sans doute n’est-il pas utile d’insister ici sur les tensions structurelles entre histoire et mémoire. La ligne de crête est particulièrement fine et le risque, effectivement, de servir de caution, plutôt que de conseiller apportant une réelle plus-value, est réel. Aussi faut-il savoir se fixer dès le départ des lignes jaunes qu’il faut refuser de franchir, et s’y tenir. Mais, dans le même temps, il faut être conscient du cahier des charges des différentes parties prenantes et savoir mettre à l’agenda des impératifs réalistes. Par exemple, je suis dès le départ pleinement conscient qu’il était complètement illusoire de s’opposer à la colorisation des images, ce point étant – à tort ou à raison, là n’est pas le problème – absolument non négociable du point de vue du diffuseur. Pourquoi donc se lancer dans une lutte vaine ?

Il y a de surcroît une responsabilité civique de la parole académique dans la cité qu’il ne faut pas négliger. Comment, en effet, peut-on se plaindre du manque d’écho de la parole historienne dans l’espace public et, dans le même temps, refuser de participer à de tels projets ? C’est à mes yeux une position intenable et c’est pour cela j’accepte généralement bien volontiers de participer à des initiatives aussi diverses qu’expositions, podcasts, films ou même webdocumentaires. Pourtant, échaudé par un projet récent ayant mal tourné, et que j’ai quitté, menace de procédure à l’appui, je me suis montré initialement très réticent à la proposition de Cédric Gruat. C’est d’ailleurs peu de dire qu’il a dû batailler ferme pour me convaincre de participer à son film ! Aussi dois-je profiter de l’occasion pour le remercier tant il y a dans ce documentaire des choses qui me paraissent très intéressantes.

Tout d’abord, il y a la volonté de consacrer un film entier à ces premiers mois de la Grande Guerre, moment de la confrontation entre conflictualité anticipée, presque fantasmée, et telle qu’elle finit par advenir sur le champ de bataille, dans toute sa vérité crue, obscène, au sens premier du terme, c’est-à-dire de mauvais augure, pour le formuler autrement consubstantiellement liée à la mort. De surcroît, la période août-décembre 1914 est indissociable du passage d’une guerre espérée courte à un conflit non seulement long mais dont on ne peut pas prédire l’issue, l’horizon d’attente étant sans cesse repoussé à la prochaine offensive. Autant de réflexions qui traversaient un ouvrage publié il y a déjà 10 ans et qui me paraissent éminemment d’actualité, au regard de ce qui peut se passer depuis février 2022 en Ukraine.

En une décennie, la recherche a naturellement progressé et si aucune révolution copernicienne n’est à l’ordre du jour, celle-ci ayant eu lieu en la matière dans les années 1970 avec la thèse fondatrice de J.-J. Becker, un certain nombre d’éléments me paraissant assez neufs ont pu être insérés dans ce documentaire[1]. Et c’est le second point fort intéressant qu’il y a, me semble-t-il, à souligner, dans ce film. Très neuf – et visuellement réussi de surcroît – me semble en effet être le passage sur les testaments de combattants contractés au moment de la mobilisation, une source que l’on commence à peine à appréhender et qui attend encore qu’on lui consacre une thèse. Je peux également citer une séquence très forte donnant à voir l’énormité statistique des morts du 22 août 1914, une réalité désormais bien cernée par la recherche scientifique mais moins bien appréhendée par une mémoire collective demeurée indexée sur Verdun, la Somme ou le Chemin des Dames. Autre point également intéressant, parmi bien d’autres, l’attention portée à la politique de récupération initiée pour combler les vides dans les rangs à la suite des terribles pertes des premiers combats. Si cette question avait été mise en évidence dès les années 2000 par le géographe P. Boulanger, elle n’a que peu retenu l’attention pendant le Centenaire alors qu’elle est pourtant centrale[2]. D’où ma réelle satisfaction de la voir portée, avec le talent de Cédric Gruat, à l’écran un soir de grande écoute.

1914, et soudain la guerre ! Documentaire, 1h30, première diffusion sur France 2 le 12 novembre 2024 à 21h05.

Un film de Cédric Gruat avec la voix de Vincent Lindon. Conseiller historique : Erwan Le Gall. Compositeur : Siegfried Canto. Colorisation : Color’Histoire. Sonorisation : Vincent Mauduit. Productrice : Dominique Tibi. Une production Roche productions et ECPAD avec la participation de France Télévisions, du ministère des Armées, secrétariat général pour l’administration – direction de la Mémoire de la Culture et des Archives.

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[1] Becker, Jean-Jacques, 1914 : Comment les Français sont entrés dans la guerre, Paris, Presses nationales de la Fondation des Sciences politiques, 1977.

[2] Boulanger, Philippe, La France devant la conscription, géographie historique d’une institution républicaine, 1914-1922, Paris, Economica, 2001.

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