J. C. Hastings : un Doughboy à l’École des hautes études sociales

Institution d’enseignement supérieur originale, l’École des hautes études sociales reste encore assez largement méconnue, malgré la dynamique historiographique entourant sa fondatrice, Dick May[1]. Si les grandes évolutions de l’établissement, né à la faveur de la révision du procès d’Alfred Dreyfus, sont globalement comprises, y compris lors d’une période aussi cruciale que la Première Guerre mondiale, force est d’avouer que le détail de cette histoire reste encore difficile à saisir[2]. Classiquement, il n’est pas très difficile de se faire une idée assez précise de ce que furent les cours donnés en cette école, grâce notamment à l’intense travail de publication mené par Félix Alcan, maison dont une grande partie du catalogue est disponible en ligne, sur Gallica. De même, le programme des enseignements et des milliers de conférences qui peuvent être données au 16, rue de la Sorbonne, est aisément accessible par l’intermédiaire de la presse française, source particulièrement précieuse. Pour autant, comme le rappelait si judicieusement A. Prost, réduire l’histoire de l’école à celle des programmes scolaires serait particulièrement réducteur, même dans le cas de celle des Hautes études sociales. Aussi est-il nécessaire, autant que faire se peut, de retrouver les trajectoires ainsi que la parole des étudiants qui fréquentent cet établissement. Là encore, c’est la presse qui, par bien des égards, permet d’y parvenir, et en l’occurrence la presse américaine, preuve s’il en était du rayonnement international de l’institution créée par Dick May. C’est ainsi dans les colonnes du Newark Post, un journal du Delaware, état de la côte Est des États-Unis, que l’on découvre l’un de ces élèves, scolarisé en 1919, James Carlton Hastings[3].

Publié en 8e page de cet hebdomadaire local, cet article a une fonction évidente qu’il convient d’avoir à l’esprit pour en saisir la portée exacte. Bien évidemment, il ne s’agit pas d’un document visant à faire la promotion de l’École des hautes études sociales, ni même à rendre compte de l’activité de cet établissement, mais à informer les lecteurs du devenir d’un « enfant du pays ». Aussi l’intention journalistique est-elle probablement double. Il s’agit en effet tout autant de traiter, suivant un prisme local, une actualité – le sort des soldats du corps expéditionnaire américain déployé en France – que de rassurer l’opinion publique quant aux conditions de vie de ces Doughboys, tant au niveau matériel que moral du reste. En cela, un tel article est assurément à rapprocher de la stratégie de communication déployée par les opérateurs du Signal Corps[4]. Et cela n’est d’ailleurs sans doute pas un hasard si l’un des plus anciens clichés connus du 16, rue de la Sorbonne est, justement, l’œuvre d’un de ces soldats photographes[5].

L'entrée de l'Ecole des hautes études sociales, au 16, rue de la Sorbonne, le 16 avril 1919. Est placardé une affiche sur la quelle la mention d'Ecole interalliée est très clairement perceptible, de même que les écoles sociale, d'art et de journalisme. Prise par le lieutenant Strohmeyer du Signal Corps, cette photographie semble êtyre un bon indice des liens noués par l'Ecole avec le corps expéditionnaire américain. National Archives at College Park : 111-SC-160758.
L’entrée de l’Ecole des hautes études sociales, au 16, rue de la Sorbonne, le 16 avril 1919. Est placardé une affiche sur la quelle la mention d’Ecole interalliée est très clairement perceptible, de même que les écoles sociale, d’art et de journalisme. Prise par le lieutenant Strohmeyer du Signal Corps, cette photographie semble êtyre un bon indice des liens noués par l’Ecole avec le corps expéditionnaire américain. National Archives at College Park : 111-SC-160758.

On l’aura donc compris, l’École des hautes études sociales ne constitue ici qu’un arrière-plan d’un propos destiné à rassurer le lectorat américain, et qui ne nous est d’ailleurs accessible que par la grâce d’une OCRisation efficace. Ce qui intéresse avant tout le journaliste, anonyme, c’est le lieutenant James Carlton Hastings, un ancien étudiant du Delaware College – aujourd’hui University of Delaware[6] – diplômé en 1917, président de la section locale des YMCA et membre des équipes de baseball et d’athlétisme de la faculté ainsi que de la fraternité Kappa Alpha[7]. Un rapide détour par un site de généalogie nous permet d’en savoir plus à son propos. Né à Laurel le 6 février 1893, il est le troisième enfant du couple formé par Clarence Wales Hastings (1864-1950) et Joanna Elizabeth Outten (1864-1951), qui en ont du reste 4 (deux garçons et deux filles). On ne dispose malheureusement que de peu d’éléments sur cette famille et il est difficile d’avoir une idée précise de l’environnement socioculturel dans lequel évolue J. C. Hastings avant la Grande Guerre. Pour autant, son nom apparaît de temps à autres dans la presse locale en tant qu’étudiant du Delaware College et il ne semble pas excessif d’y voir là marque d’une certaine notabilité. Mais pour l’heure, on ne peut en dire plus.

Le Newark Post nous indique toutefois que, diplômé en 1917 d’un Bachelor en sciences et arts, J. C. Hastings contracte un engagement volontaire à l’entrée en guerre des États-Unis au sein du 59th Pioneer Infantry Regiment, une unité tenant manifestement garnison dans ce même état du Delaware[8]. Lui-même est d’ailleurs originaire de Laurel, petite bourgade d’à peine 2 000 habitants au recensement de 1910.  En cela, cet individu semble bien correspondre au profil de ces engagés volontaires appartenant aux franges éduquées et WASP – la famille Hastings est manifestement méthodiste – de la classe moyenne américaine[9]. Les quelques éléments glanés sur ce Doughboy suggèrent par ailleurs avant tout une vie centrée sur l’état du Delaware. Né à Laurel, J. C. Hastings effectue donc ses études dans un College localisé à Newark, ville située non pas dans le New Jersey mais dans ce même état, à moins de 150 kilomètres. C’est d’ailleurs là qu’il est recensé pendant la Seconde Guerre mondiale, et qu’il habite après le conflit[10]. Quant à ses sœurs, Clara et Helen, elles résident en 1951, au moment du décès de leur mère, Joanna Elizabeth Outten, à Laurel et à Middletown, deux localités distantes d’une centaine de kilomètres[11]. On mesure donc, à la lumière de ces quelques parcellaires informations, combien la Grande Guerre constitue un considérable élargissement géographique de l’horizon pour un homme comme J. C. Hastings. En effet, le 59th Pioneer Infantry Regiment quitte la côte Est des États-Unis le 27 août 1918, à bord du Léviathan, pour débarquer à Brest le 7 septembre. L’unité participe ensuite à l’offensive de Meuse-Argonne avant d’être assignée à la surveillance de dépôts allemands de matériel et de rembarquer back home en juillet 1919.

Portrait de J. C. Hastings publié dans le Yearbook du Delaware College.
Portrait de J. C. Hastings publié dans le Yearbook du Delaware College.

L’article du Newark Post à la base de ce rapide billet est composé à partir d’extraits d’une lettre envoyée par J. C. Hastings lui-même, ce qui suppose quelques liens avec la rédaction de ce journal même si, pour l’heure, nous ne sommes pas en mesure d’en préciser la teneur exacte. Rappelons-toutefois que là n’est pas une manière inédite de faire et l’on a pu évoquer ici-même le témoignage d’un autre Doughboy, Carl Zeisberg, construit exactement de la même manière. Toujours est-il que J. C. Hastings explique dans ce courrier – puisque rien a priori ne permet de douter de son authenticité – qu’il fait partie de ces Doughboys ayant pu bénéficier d’une permission les autorisant à poursuivre en France leurs études, disposition manifestement assez sélective : « Of course the number is limited and hundreds were turned down ». Une information qui semble nous en dire autant sur le niveau académique de J. C. Hastings que de l’École des hautes études sociales mais qui ne doit pas leurrer. Encore une fois de plus, le propos est avant tout de rassurer le lectorat américain quant au devenir des soldats du corps expéditionnaire américain : non seulement ils ne sont pas livrés à eux-mêmes en France, pays à la réputation sulfureuse, et à Paris, ville de tous les fantasmes, mais ils sont loin d’être oisifs puisque certains d’entre eux profitent même de ce passage sous les drapeaux pour parfaire leur formation académique. Ajoutons d’ailleurs que J. C. Hastings n’est pas sans ignorer que ce séjour estudiantin est susceptible de retarder son retour aux États-Unis, mais que ce sacrifice en vaut, à l’en croire, la peine tant ce surplus universitaire lui semble profitable. Il est vrai aussi qu’il débarque relativement tard en France, lors de l’été 1918, et que ce délai supplémentaire overseas n’a donc pas dû lui paraître insurmontable. Moins en tout cas que pour les éléments du premier contingent débarqué le 26 juin 1917 à Saint-Nazaire.

C’est à ce moment que le pionnier du 59th Pioneer Infantry Regiment rentre dans le détail des cours qu’il suit à Paris, manifestement non pas au 16, rue de la Sorbonne, mais au 78, rue du Faubourg Saint-Honoré, dans des locaux qui paraissent spécialement dévolus aux Doughboys. Faut-il y voir une conséquence de l’engagement fermement interallié de l’École des hautes études sociales ? La chose est probable même si, pour l’heure, ceci reste à l’état d’hypothèse et demande à être prouvé. Toujours est-il que la scolarité de J. C. Hastings à l’École des hautes études sociales ne relève probablement pas complètement du hasard. En effet, l’article du Newark Post mentionne également la présence à Paris d’Henry B. Thompson, industriel du textile et président du Conseil d’administration du Delaware College, par ailleurs investi dans la coopération académique interalliée. Faut-il dès lors en déduire que l’arrivée sur le banc de l’École des hautes études sociales du natif de Laurel résulte de relations particulières entre l’institution fondée par Dick May et les Blue Hens, du nom de ces gallinacés au plumage bleuté qui sont à la fois le symbole de cet état américain et de cette université ?

Eléments du 59th Pioneer Infantry, probablement en 1917. Delaware Historical Society.
Eléments du 59th Pioneer Infantry, probablement en 1917. Delaware Historical Society.

Bien entendu, l’article publié par le Newark Post ne nous dit rien du vécu de J. C. Hastings et de ses compagnons d’armes au sein de l’École des hautes études sociales. On ne sait du reste même pas combien ils sont. On ignore quels cours il suit et s’il les apprécie. Cette histoire demeure encore à être écrite. Mais gageons qu’elle ne pourra pas l’être sans recourir à la presse comme source. Quant à la guerre de J. C. Hastings, elle nous est encore pour une très large part méconnue. Tout juste pouvons-nous affirmer qu’il ne compte pas parmi les récipiendaires de la Distinguished Service Cross.


[1] Voir notamment Fabre, Mélanie (préface de Duclert, Vincent), Dick May, une femme à l’avant-garde d’un nouveau siècle 1859-1925, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019 et Hussardes noires : des enseignantes à l’avant-garde des luttes. De l’affaire Dreyfus à la Grande Guerre, Paris, Agone, 2024 ainsi que Goulet, Vincent, « Transformer la société par l’enseignement social. La trajectoire de Dick May entre littérature, sociologie et journalisme », Revue d’histoire des sciences humaines, n°19, 2008-2, p. 117-142. Signalons également Al-Matary, Sarah, Deux célèbres inconnues. Le mystère Jeanne Weil(l), Paris, Seuil, 2024, ouvrage non encore paru au moment de la rédaction de ce texte mais qui promet de s’imposer comme incontournable.

[2] Dombrowsky, Patrick, Cent ans d’enseignement supérieur. Le groupe École supérieure de Journalisme École des hautes études politiques École des hautes études internationales, Paris, HEP-HEI-ESJ, 2000.

[3] « Delaware Soldier now a Student at Sarbonne (sic !) », Newark Post, Volume X, March 26, 1919, p. 8.

[4] Le Gall, Erwan, « La section photographique du Signal Corps à Saint-Nazaire pendant la Première Guerre mondiale : source pour une histoire transnationale », in Catala, Michel et Jeannesson, Stanislas (dir.), Les Etats-Unis en France et en Europe, 1917-1920, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2022, p. 249-263.

[5] National Archives at College Park : 111-SC-160758.

[6] L’Université du Delaware naît de la fusion des deux Colleges éponymes, celui de garçon et celui de fille, en 1921.

[7] The Blue Hen published by the Class of 1918, of Delaware College at Newark, Delaware, Newark, Del, Delaware College, 1918, p. 46 et 123 ; « Opening of Delaware College », Newark Post, Volume IV, n°35, September 23, 1913, p. 2.

[8] « Delaware will Turn out 23 Graduates », The Evening Journal, 29th Year, n°309, June 2, 1917, p. 8 ; « Delaware Soldier now a Student at Sarbonne (sic !) », Newark Post, Volume X, March 26, 1919, p. 8.

[9] Cabanes, Bruno, Les Américains dans la Grande Guerre, Paris, Gallimard, 2017, p. 16-17 ; « Mrs. Joanne Hastings », The Wilmington News Journal, January 6, 1951, p. 18.

[10] « Draft Selectees Are Assigned Serial Numbers », Milford Chronicle, 63rd Year, July 18, 1941, p. 9.

[11] « Mrs. Joanne Hastings », The Wilmington News Journal, January 6, 1951, p. 18.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Erwan Le Gall (15 octobre 2024). J. C. Hastings : un Doughboy à l’École des hautes études sociales. Ar Brezel. Consulté le 7 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12hi7


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