Des monstrations efficaces ?

Étranges noces de cendres que vient de faire paraître C. Vidal-Naquet, volume intégralement consacré à une seule et unique source : l’album photographique d’un voyage de noces effectué moins d’un an après l’Armistice du 11 novembre 1918 sur les champs de bataille de la Grande Guerre[1]. Se livrant à un exercice qui n’est pas sans faire songer à l’analyse de la canne sculptée de Claude Burloux à laquelle s’adonne S. Audoin-Rouzeau, les deux artefacts provenant du reste des collections de l’Historial de Péronne (p. 8), l’historienne mène une démarche indiciaire qui, disons-le franchement, a a priori tout pour séduire[2]. Pourtant, en refermant ce petit livre, écrit d’une plume délicatement légère, presqu’évanescente, c’est bien la perplexité qui domine. Perplexité face à une source insaisissable ou presque, mais aussi face à une enquête qui par, bien des égards, interroge le lecteur.

C. Vidal-Naquet dit parfaitement toute la difficulté qu’il y a à appréhender cet artefact dont on ne sait, au juste, « s’il s’agit d’un album de voyage ou d’un album de guerre »[3] (p. 12). En cela, elle a parfaitement raison de rester prudente et de rappeler que « pour écarter tout risque de surinterprétation, il faut parfois accepter la frustration, se contenter d’hypothèses et proposer une histoire au conditionnel, conjecturale, dont l’attrait réside dans les questionnements suscités et dans le chemin parcouru pour tenter de les résoudre » (p. 17). Ce faisant, on comprend parfaitement que cette historienne, reconnue pour ses travaux sur les couples pendant la Grande Guerre, fasse avec ce livre « le pari du singulier » (p. 12), et plus encore de l’intime[4].

Photographie d'un couple marié à Paramé le 28 mai 1922, soit moins de trois ans après Gérald Debaecker et Berthe Briant (détail). Collections Musée de Bretagne : 2010.0031.4390.
Photographie d’un couple marié à Paramé le 28 mai 1922, soit moins de trois ans après Gérald Debaecker et Berthe Briant (détail). Collections Musée de Bretagne : 2010.0031.4390.

L’expertise de l’autrice est d’ailleurs très clairement perceptible dans ces pages. Ainsi, prend-elle soin de rappeler, dans une jolie formule, que si le mariage de Gérald Debaecker et Berthe Briant, le 4 septembre 1919 à Paramé (p. 8), est celui-ci d’un ancien combattant et d’une civile, cette dernière n’épouse alors pas qu’un homme mais aussi un statut (p. 27). Sans doute y a-t-il là une manière de suggérer une certaine agentivité féminine et une situation masculine devant aussi être analysée avec d’autres outils que ceux de la classique grille de lecture faisant du poilu une victime du conflit. Dire cela n’est pas nier les traumatismes de guerre, c’est rappeler qu’un vétéran de 1914-1918 ne peut être réduit à cela. Là est d’ailleurs sans doute, comme on le suggèrera plus tard, une donnée essentielle du problème.

Détail sans doute formel, et peut-être même anecdotique aux yeux de certains, C. Vidal-Naquet souligne que les toilettes portées lors de ce mariage renvoient à une mode d’avant-guerre (p. 27). Or là est une précision utile à l’endroit de celles et ceux, trop nombreux du reste, qui sont tentés de plonger la péninsule armoricaine de l’immédiat après-guerre dans des « années folles » trop abruptement déclaquées de Saint-Germain-des-Prés. Également intéressant est le fait qu’un tel voyage de noces, durant un mois, n’a alors rien d’exceptionnel mais est au contraire le signe « d’un certain conformisme bourgeois » (p. 38).

L’un des grands intérêts de ce volume est en effet de resituer cette expérience de « dark tourism » nuptial dans l’éventail des pratiques d’alors, ce qui invite inévitablement à s’interroger quant à l’efficacité pédagogique de la monstration de ces ruines de guerre. Si l’on sait le pacifisme qui étreint la société française des années 1920-1930, et plus particulièrement du monde combattant, quelle place tiennent ici ces séjours sur le front qui oscillent entre tourisme et pèlerinage, et surtout dépassent cette opposition trop binaire (p. 86)?[5] Sans entrer dans le détail des nécessaires – quoique sans doute vaines – tentatives de quantification du phénomène, j’avoue ne pas pouvoir m’empêcher d’y songer en apprenant dans cet ouvrage qu’un ancien poilu du 47e RI, Yves Troadec, effectue un semblable voyage de noces avec Marie Potey, épousée le 9 janvier 1922 (p. 108). Quelle signification accorder aux photographies de leur périple, clichés présentés par C. Vidal-Naquet comme formant un « récit autobiographique en image » (p. 109) ? Ont-elles pour fonction de donner à voir les vestiges de celle qui devait-être la der des ders ou d’attester qu’on y était, voire même de certifier qu’on y a fait son « devoir », pendant le conflit ? Faut-il d’une certaine manière les rapprocher des selfies du XXIe siècle visant à se mettre en scène dans un décor qui ne constitue que l’arrière-plan, somme toute secondaire, de la composition ? Plus encore, combien sont les poilus ayant porté l’uniforme du 47e RI à avoir effectuer un semblable voyage de noce ? De même, combien sont les enfants d’anciens combattants de ce régiment à effectuer un périple sur les champs de bataille de la Grande Guerre ? L’ouvrage permet en effet de découvrir que, dès le printemps 1919, des voyages scolaires sont organisés sur les vestiges des champs de bataille (p. 83 et 88), pratique qu’il est difficile de ne pas appréhender comme une préfiguration de ce « devoir de mémoire » qui apparaît dans le dernier quart du XXe siècle[6]. Sans doute y aurait-il là matière à de plus amples explorations, le phénomène n’ayant à ma connaissance pas encore été étudié.

Vue du boulevard Rochebonne et de ses rails de tramway, à Paramé, à la Belle époque. Collectons Musée de Bretagne : 998.0008.47.
Vue du boulevard Rochebonne et de ses rails de tramway, à Paramé, à la Belle époque. Collectons Musée de Bretagne : 998.0008.47.

Malheureusement, l’ouvrage n’est pas exempt de choix interprétatifs questionnables voire de lacunes bibliographiques. Passons rapidement sur le fait que Paramé soit décrite comme une commune rurale en 1914 (p. 35). Il n’est en effet pas certain que ceci pèse grandement sur l’analyse. On rappellera toutefois que non seulement Paramé est reliée alors à Saint-Malo par le tramway mais que des démarches sont officiellement entreprises au début des années 1910 pour que les officiers du 47e RI puissent résider en cette commune[7]. Si ceci ne contribue peut-être pas à la hisser au rang d’une sous-préfecture comme Saint-Malo, sans doute n’est-elle pas complètement rurale non plus. Plus embêtant est en revanche l’affirmation selon laquelle « l’immensité des pertes dans les rangs des sous-officiers de contact avait provoqué l’ascension rapide au grade d’officier de la presque totalité des sous-officiers capables d’écrire » (p. 146). En effet, dans la péninsule armoricaine comme dans les autres départements français, les lois scolaires de Jules Ferry s’appliquent depuis longtemps et si l’illettrisme n’a pas complètement disparu en 1914, il est avant tout le marqueur d’une marginalité sociale. C’est ce qu’a parfaitement montré Y. Lagadec à propos de François Laurent, célèbre fusillé pour l’exemple de Mellionnec, dans les Côtes-du-Nord[8].

Les bretonnistes qui tomberaient sur cette modeste recension me reprocheront à coup sûr d’atteindre le trop fameux point Godwin, ici mitonné avec une sauce au beurre salé, en évoquant le destin funèbre de ce poilu érigé par la nébuleuse Breiz Atao, dans les années 1930, en figure des 240 000 morts, non pas pour, mais par la France. Sauf que la trajectoire de Gérald Debaecker conduit précisément, et de manière parfaitement inattendue du reste, le lecteur dans ces milieux. Sans dévoiler ici les engagements de cet individu au cours de la Seconde Guerre mondiale, on regrettera en définitive que l’ouvrage ne prenne pas appui sur les travaux de S. Carney : sans doute y avait-il en effet moyen de puiser dans ces pages matière à de plus amples réflexions[9].

On l’a dit, le pari que fait C. Vidal-Naquet pour l’analyse de cet album photographique est celui de l’intime. Or c’est précisément un autre pari que nous souhaiterions, en quelques lignes, suggérer ici, celui-de l’extimité. Autrement dit, il s’agit de formuler l’idée que cet artefact n’est pas qu’une archive de l’intime, qu’il est non seulement fort influencé par tout l’environnement extérieur aux deux époux mais qu’il ne peut pas être complètement compris sans en passer par une sociologie fonctionnaliste élémentaire renvoyant à des cercles plongeant bien au-delà de ce couple[10]. Il ne fait en effet pas de doute que le contexte joue grandement sur le voyage de noces des époux Debaecker, et par ricochet sur l’album-souvenir confectionné par Gérald. Il y a bien entendu la difficile sortie de guerre mais aussi la pression nataliste (p. 41) qui pèse sur la population française d’alors, amputée rappelons-le d’1 300 000 garçons pendant le conflit. Mais il y a aussi une expérience combattante comprise cette fois-ci non plus uniquement sous l’angle d’un trauma, par extension d’un choc post-traumatique, mais comme une trajectoire sociale brisée nette par un avancement cassé et un retour dans le rang (p. 143 et suivantes). Or tous ces éléments conduisent à convoquer à la fois la Chambre claire de R. Barthes et les réflexions pionnières de M. Halbwachs sur la mémoire collective[11]. En effet, quand Barthes nous rappelle que ce que saisit l’objectif photographique est tout sauf « naturel » mais participe bien d’une intention, encore amplifiée ici par la mise en album, n’y a-t-il pas là un écho puissant de cette mémoire qui est avant tout un discours résultant d’une construction et participant donc, par la même occasion, d’une organisation de l’oubli ? Si C. Vidal-Naquet excelle à mettre en lumière les silences, les non-dits, voire les oublis manifestes de la source, elle rechigne à leur donner un sens. En d’autres termes, dans quelle mesure cet album doit être appréhendé par l’intermédiaire d’une mise en conformité opérée par Gérald Debacker du récit de sa campagne avec la mémoire, comprise comme discours, de la guerre ?

Jeunes enfants au début des années 1920. Collection particulière.
Jeunes enfants au début des années 1920. Collection particulière.

Quiconque se plonge dans ce volume ne peut s’empêcher de se poser la question de l’efficacité de ces monstrations in situ. Si l’on en reste au régime de l’intime, la démarche apparaît rapidement vaine, les vestiges du front, même en 1919, n’ayant plus grand-chose à voir avec ce que les combattants connaissent sur place, pendant le conflit (p. 105-106). Si le « besoin commun de s’approprier – ensemble – les lieux de la dévastation et de la mort de masse » (p. 110) ne fait pas de doute, sa satisfaction invite très certainement à la plus grande prudence. Les travaux de D. Fouchard constituent à cet égard un contrepoint pour le moins éclairant[12].  Aussi le recours à l’extime permet-il de retrouver l’utilité sociale de cet album photographique, plus encore sans doute que de ce voyage de noces, en ce qu’il permet de graver dans le « vrai » de la pellicule ce récit.

Car que nous présente cet objet ? Non seulement un ancien combattant montrant à sa femme la guerre qu’il a faite, même si l’historien est parfaitement placé pour savoir que cette expérience des tranchées est inaccessible à qui ne l’a pas vécue, mais peut-être plus encore un citoyen ayant fait correctement son devoir, Croix de guerre arborée sur l’uniforme le jour du mariage à l’appui (p. 25). Derrière, c’est sans doute la figure du père de famille qui transparaît. D’où le recours à l’extime, c’est-à-dire à ces légendes plus ou moins librement inspirées des Guides Michelin qui ont sans doute moins pour but de documenter les clichés – en rappelant par exemple que le début de la construction de la basilique de Saint-Quentin date de 1115 – que de certifier que sa conduite fut en totale conformité avec la morale patriotique du temps – d’où la nécessité de rappeler les « dégâts considérables » causés par les Allemands sur ce même édifice (p. 134-135). En d’autres termes, la culture de guerre en tant que récitation de la grille de lecture du réel en cours sert ici à masquer l’indicible qui est moins la violence du conflit qu’une dégradation perçue comme honteuse[13]. Avec ce voyage de noces, Gérald Debaecker ne retourne sans doute pas « voir sa guerre » (p. 150) mais montrer celle qu’il était convenable de narrer. La seule question qui relève de l’intime, dans cette histoire, et que les sources ne permettent manifestement pas d’éclairer, c’est de savoir si Berthe, l’épouse, était ne serait-ce que consciente de cette mise en scène. Et quid de la descendance du couple ? A-t-elle cru à ce récit, ce qui viendrait prouver l’efficacité de la stratégie discursive mise en place ? Gageons qu’il s’agit là d’une question de piètre importance au regard de la conduite du couple pendant la Seconde Guerre mondiale.

Carte postale. Collection particulière.
Carte postale. Collection particulière.

En définitive, si l’album que Gérald Debaecker compose à la suite de son voyage de noces est bel et bien un album de guerre (p. 111), il n’est pas tant celui de celle pendant laquelle il a combattu, et même a été blessé, que de celle qu’il désire voire remémorée. Autrement dit, il s’agit d’un discours pour la postérité, et peut-être plus précisément encore sa descendance – cadre nuptial et injonction procréative obligent. L’artefact a pour fonction de « prouver l’engagement guerrier de l’ancien combattant : Gérald était présent en ces lieux, à proximité du danger, alors même que se déployait la violence des combats » (p. 133). Comme s’il s’agissait d’un selfie, support par définition extime, serait-on tenté d’écrire. Servi par une architecture originale, en points et contrepoints, ce court livre peinera probablement à ravir tous les suffrages. Peut-être fait-il preuve de trop de prudence face à l’archive ?  Mais gageons que par les prolongements qu’il permet, presque malgré-lui, cet ouvrage stimulera la réflexion de bien des lecteurs. Or, le propre d’un volume de qualité n’est-il finalement pas d’inciter celles et ceux qui le reçoivent à le dépasser ?


[1] Vidal-Naquet, Clémentine, Noces de cendres. Un voyage dans les ruines de la Grande Guerre, Paris, La Découverte, 2024. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses. 

[2] Audoin-Rouzeau, Stéphane, « Un objet paysan : la canne sculptée du soldat Claude Burloux en 1914-1918 », in Audoin-Rouzeau, Stéphane, C’est la guerre. Petits sujets sur la violence du fait guerrier (XIXe -XXe siècle), Paris, Editions du Félin, 2020, p. 79-90.

[3] Par « album de voyage » l’historienne entend selon toute vraisemblance album renvoyant à une pratique du temps de paix. En effet, nombreux sont les travaux à avoir souligné que la Grande Guerre est aussi, pour les combattants, saisie au prisme du voyage.

[4] Vidal-Naquet, Clémentine, Couples dans la Grande Guerre. Le tragique et l’ordinaire du lien conjugal, Paris, Les Belles Lettres, 2014. De cette historienne nous avions également beaucoup apprécié Vidal-Naquet, Clémentine (présenté par), La Grande Guerre des Français à travers les archives de la grande collecte, Paris, Mission du centenaire de la Première Guerre mondiale, 2018.

[5] Prost, Antoine, Les Anciens Combattants et la société française, 1914-1939, Paris, Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques, 1977 (3 tomes).

[6] Ledoux, Sébastien, Le Devoir de mémoire. Une formule et son histoire, Paris, CNRS éditions, 2016.

[7] « Habitation des Officiers du 47e », Paramé journal, n°4, 23 juin 1912, page 2.

[8] Lagadec, Yann, « Les Fusillés de la Grande Guerre originaires des Côtes-du-Nord (1914-1918) », Mémoires de la Société d’Emulation des Côtes d’Armor, Tome CXLIV, 2016, p. 413-447.

[9] Carney, Sébastien, Breiz Atao ! Mordrel, Delaporte, Lainé, Fouéré : une mystique nationale (1901-1948), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015 et « Spectres de Mars. Le mouvement breton et ses fantômes au XXe siècle », Socio-anthropologie, n°35, 2017, en ligne.

[10] Capdevila, Luc, « L’expérience de guerre d’un combattant ordinaire. Une histoire de la souffrance et de la résignation à partir des sources privées (France 1914-1918) », Modern & Contemporary France, Vol 11, n°1, 2003, p. 57-67.

[11] Barthes, Roland, La Chambre claire, notes sur la photographie, Paris, Gallimard, 1980 ; Halbwachs, Maurice, La mémoire collective, Paris, Presses Universitaires de France, 1950 et Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Presses Universitaires de France, 1952.

[12] Fouchard, Dominique, Le poids de la guerre. Les poilus et leur famille après 1918, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.

[13] Rappelons bien qu’il s’agit d’une vision subjective. Louis Barthas, par exemple, semble ne faire que peu de cas de la sienne, même s’il est vrai que la descente sur l’échelle hiérarchique était moins importante que dans le cas de Gérald Debaecker.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Erwan Le Gall (13 octobre 2024). Des monstrations efficaces ? Ar Brezel. Consulté le 11 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12gjj


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