Alors que le 80^e anniversaire de la Libération charrie, opportunité éditoriale oblige, un lot assez impressionnant de publications, il est parfois difficile de trier le bon grain de l’ivraie et de faire la part des choses entre les titres dispensables et ceux que l’on ne saurait trop vivement recommander. L’ouvrage que consacrent Y. Lagadec et F. Lostec au pays de Loudéac est indéniablement à ranger dans cette dernière catégorie[1]. Fruit de plusieurs décennies de travail (p. 116 et 378), ce livre propose moins une synthèse qu’une sorte de biopsie historique, carotte géologique rappelant combien ces approches, peu privilégiées par une historiographie demeurée très thématique dans ses questionnements (p. 11) et n’ayant en définitive pas intégré le tournant spatial cher aux géographes, sont pourtant prometteuses. Pour le formuler autrement, c’est bel et bien de micro-histoire dont il s’agit, c’est-à-dire de l’analyse en profondeur d’un secteur pour en distinguer les singularités et les convergences : « une étude locale, par le bas, peut en effet mieux permettre de comprendre le global » (p. 10) affirment à raison les auteurs.

Bien entendu, ceux-ci prennent soin de définir leur cadre de réflexion, à savoir ce pays de Loudéac qu’il s’agit de circonscrire géographiquement mais également de caractériser sur le plan économique, démographie, électoral… (p. 21-27) À cette occasion, l’ouvrage vient nuancer l’image d’un triste XIX^e siècle souvent accolé aux Côtes-du-Nord tout en ne niant pas les difficultés mais en les mettant en perspective. Ainsi, le retard se retrouve constituer de manière assez contrintuitive un atout pendant l’occupation : « Paradoxalement peut-être, du fait de la faiblesse des activités industrielles, le Centre-Bretagne souffre moins que d’autres zones de ces pénuries : les ateliers artisanaux peuvent s’adapter bien plus facilement que les entreprises industrielles des régions de Saint-Brieuc ou Guingamp » (p. 71). Deux communes qui par ricochet disent les difficultés qui peuvent être rencontrées à Rennes, Nantes ou Brest. Quant à la poly-agriculture, elle se révèle jusqu’à la fin des années 1940 constituer une force pour faire face aux pénuries (p. 344).

Tout au long du volume, les variations d’échelle et les décloisonnements sont permanents pour éviter tout effet de silo et permettre une mise en perspective optimale de ce qui a pu être observé sur ce pays de Loudéac. Ainsi, les auteurs montrent la singularité de cet espace du point de vue de la répression, puisqu’on n’observe pas avant juin 1944 les grandes rafles que l’on retrouve à Callac ou Saint-Nicolas-du-Pélem (p. 104). De même, la « montée en puissance » de la Résistance y est jugée « tardive mais rapide, pour l’essentiel entre l’automne 1943 et le printemps 1944 » (p. 151).

Inutile toutefois de détailler ici le cheminement de l’enquête. Y. Lagadec et F. Lostec optent en effet pour un plan strictement chronologique qui, outre qu’il est parfaitement cohérent avec leur démarche, permet de produire un récit apte à répondre à la demande sociale d’histoire à laquelle cet ouvrage est aussi censé répondre. Ce faisant le volume fait œuvre éminemment utile tant certains moments de la Seconde Guerre mondiale restent encore largement méconnus à l’échelle de la Bretagne. Tel est par exemple le cas de l’entrée dans le conflit en septembre 1939 et de la « drôle de guerre », que l’on sait par ailleurs bien différente que ce que peut suggérer cette expression restée pourtant dans le vocabulaire courant. En revenant sur la figure du député Paul Morane, mobilisé en tant que capitaine de chasseurs alpins, on mesure la difficile transition du temps de paix à celui du conflit et, ce que cela implique du point de vue de la combinaison des rôles sociaux, le parlementaire continuant à exister sous l’uniforme de l’officier (p. 27). Autre point intéressant, la faculté des mobilisés à rapidement retrouver les cadres mentaux que l’on peut observer pendant la Grande Guerre, comme par exemple lorsqu’il est question de décrire le « moral » et de dénoncer « l’ordinaire » qui peut prévaloir dans les rangs (p. 33). Et pourtant, la dilatation de la chronologie ne peut être aussi mécanique que cela puisque lors de l’hiver 1939-1940 « si la région de Loudéac est alors sans doute encore largement préservée des conséquences les plus négatives du conflit, la rapidité avec laquelle ces mesures sont prises dénote à la fois une meilleure anticipation administrative qu’en 1914 – les leçons de la Grande Guerre ont été tirées – et l’apparition plus rapide de certaines difficultés, avec notamment l’arrivée de masses de réfugiés » (p. 38).

À propos de ces derniers, Y. Lagadec et F. Lostec rappellent que dans bien des cas, le pays de Loudéac ne procède pas complètement du hasard mais d’un choix délibéré découlant de liens anciens, les origines étant ici un facteur souvent déterminant (p. 49). Aussi est-ce donc sans doute dans une certaine forme de pendant de la migration vers Paris et sa région qu’il faut comprendre ces flux de population. Là est un point sur lequel il faut insister car ce que montre en définitive cette enquête c’est un centre-Bretagne qui, malgré les difficultés qu’il convient bien entendu de garder à l’esprit, est en mouvement. Loin de subir l’histoire, contrairement à ce que pourraient suggérer certains discours victimaires, les acteurs font montre d’agentivité, ce qui n’est pas du reste pas sans ambiguïté. En témoignent les nombreux cas relevés de marché noir, à l’instar par exemple de ce Parisien arrêté à Hémonstoir avec 70kg de viande de porc et 10 douzaines d’œufs ! (p. 65).

Au-delà de l’anecdote savoureuse, il y a là la mise en évidence d’un point essentiel qui dit toute la complexité de la période. En effet, les profits générés par le marché noir, démonstration de l’agentivité d’au moins une partie des habitants du pays de Loudéac, « attisent aussi les tensions au sein des communautés villageoises, les profiteurs étant particulièrement mal perçus du plus grand nombre : les rancœurs accumulées durant quatre années s’exprimeront au grand jour à l’été 1944 » (p. 67). Dès lors, c’est la double intensité de cette période qui se donne à voir. Intensité d’une part des combats, et l’on reconnaît là la marque de Y. Lagadec qui rappelle que c’est bien la « vraie » guerre à laquelle sont confrontés les habitants du pays de Loudéac à partir du mois de juin 1944 (p. 173). Ce faisant, c’est la question de l’efficacité militaire de la Résistance qui, de manière subliminale, est posée par le volume, sans toutefois apporter de réponse définitive à ce sujet. Notons toutefois que l’instruction limitée reçue au maquis par bon nombre de FFI-FTP, n’ayant de surcroît aucune expérience des combats de 1940 car étant trop jeunes pour être mobilisés (p. 223), est un point important de cette réflexion. Les 8 bazookas du groupe de Plémet sont ainsi relégués au rang d’armes « psychologiques », aucun Résistant ne sachant se servir de ces lance-roquettes (p. 205). Mais ceci n’empêche toutefois pas que les rangs de l’armée des ombres soient plus richement – ou moins chichement ? – dotés en armes automatiques que les Allemands, ce qui bien entendu leur confère un avantage non négligeable (p. 270).

Intensité d’autre part de l’épuration, spécialité de F. Lostec à qui l’on doit une thèse remarquée, et remarquable, sur le sujet[2]. Aussi l’ouvrage ne craint-il pas de revenir sur les tontes et de rappeler que ce sont bien des FFI ou FTP qui en sont responsables (p. 267). Pour autant, la période d’anomie ne doit pas être exagérée. Si la peur du « maquis noir » est là comme ailleurs bien réelle, le désir de retour « à la normale » l’emporte très rapidement p. 299-300) :

« On le voit : après avoir crié vengeance lors des premières heures de la Libération, la population réclame ensuite justice. Elle souhaite que l’épuration soit effectuée dans un cadre légal et n’accepte plus les arrestations intempestives opérées par les FFI. Facteur de régulation de la violence quelques semaines plus tôt, ces interpellations sont perçues comme un facteur de désordre à l’automne 1944. »

Aussi le bilan de cette épuration ne doit-il pas être exagéré, loin de celui des « historiens de fantasme » pour reprendre les termes de F. Rouquet et F. Virgili (p. 308), mais aussi loin de quelqu’un comme A. Lacroix-Riz pour qui elle aurait été inexistante du fait des intérêts du « grand capital ». Traumatisante, l’épuration n’en demeure pas moins globalement modérée dans le pays de Loudéac (p. 355).

Richement illustré, ce travail est d’une grande solidité scientifique tout en n’oubliant pas de s’adresser au plus grand nombre au moyen d’encarts permettant de développer tel ou tel point particulier. Preuve que le temps de l’histoire est venu, là où les mémoires étaient difficilement dissociables de charges émotionnelles incompatibles avec l’exercice de la raison critique, les auteurs n’oublient jamais, tout au long de ce riche volume de près de 400 pages, de mettre à distance leur objet. Ainsi prennent-ils par exemple bien soin de rappeler que « plusieurs agriculteurs prévoyants savent, qui plus est, offrir leurs services à la résistance locale suffisamment tôt pour éviter tout problème à la Libération et concilier patriotisme et bonnes affaires » (p. 133). Une phrase qui, plus que de longues démonstrations, dit toute la complexité de cette période, et donc le magnifique objet d’étude qu’elle constitue pour l’historien.

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[1] Lagadec, Yann et Lostec, Fabien, La Guerre au ras du sol. Le pays de Loudéac (1939-1945), Éditions récits, Plouguenast, 2024. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

[2] Lostec, Fabien, Condamnées à mort. L’épuration des femmes collaboratrices, 1945-1951, Paris, CNRS Editions, 2024.

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