On ne dira jamais combien les boites à livres sont des inventions merveilleuses, géniales incitations à se livrer à la sérendipité bibliophile, en un mot comme en mille à la curiosité intellectuelle. Il y a quelques années, j’avais déjà eu l’occasion de me plonger dans une biographie de Georges Pompidou, deuxième président de la V^e République. Mais cet été, c’est une vie de Jacques Chirac que j’ai eu l’occasion de lire ; ouvrage touffu et texte probablement de commande tant il est manifestement engagé. Publié en 1983, deux ans donc après l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand, par les droitières éditions de La Table ronde et signé par Thierry Desjardins, une des grandes plumes du Figaro, ce volume n’en demeure pas moins particulièrement intéressant pour peu qu’on s’astreigne à le lire avec distance[1]. Y compris lorsqu’on s’intéresse au fait militaire et guerrier en Bretagne…

Mais avant d’aborder ce point, il ne paraît pas inutile de revenir sur deux aspects particulièrement frappants de cette enquête. En premier lieu, il est intéressant de remarquer que le terme d’historien, employé à quelques reprises dans ce livre, l’est systématiquement accompagné de guillemets. Faut-il y voir la marque de la défiance classique dans les rangs d’une certaine droite envers une discipline universitaire qui serait trop influencée par les Annales et donc imprégnée de marxisme ? Sont-ce alors ces mêmes guillemets qu’il convient d’employer à l’heure d’évoquer F. Furet ou encore A. Kriegel, dont on connaît les contributions régulières au Figaro ? L’histoire ne le dit pas… Mais la sociologie en prend, elle aussi, pour son grade, avec cette évocation de mai 1968 empruntée à Georges Pompidou (p. 151-152) :

« L’étincelle a jailli à Nanterre, faculté consacrée, pour une large part, à des enseignements particulièrement destructeurs, la sociologie notamment, science balbutiante dont beaucoup de spécialistes ont d’autant plus d’assurance que leurs connaissances sont plus incertaines et bien souvent, en France du moins, mal assimilées. Comme les sophistes de Platon, les scolastiques du XV^e ou les médecins de Molière, ils cherchent leur autorité et leur prestige dans un jargon spécifique, inaccessible au profane et appliquent leur intelligence et les détours de leur esprit à critiquer une société où, de fait, ils n’ont aucune utilité clairement définie. »

Cette permanence rhétorique du dénigrement de la production académique rend la lecture de cet ouvrage d’autant plus intéressante qu’il est rédigé au début des années 1980, dans une période où s’affirme la déprise de la sensibilité militaire. Pourtant, dans ces pages, l’auteur, né en 1941 et sans doute trop jeune pour avoir participé à la guerre d’Algérie, témoigne d’une certaine sympathie pour l’uniforme. Non pas que Thierry Desjardins soit ce que l’on appelle un « fana mili », qualificatif souvent affublé à Jacques Chirac du reste. Si le fait militaire passé intéresse tant l’auteur, c’est qu’il traduit la puissance perdue d’une France dont il est nostalgique. Ainsi à propos des années 1930, celles où Jacques Chirac voit le jour le 29 novembre 1932, il n’hésite pas à écrire que « c’était encore une belle époque » : « La France avait gagné la guerre et possédait un Empire qui s’étendait, immense, en rose, sur les cartes du monde » (p. 14). De même, ironisant sur le Secrétariat d’État à la condition pénitentiaire créé en 1974 et confié à Hélène Dorlhac de Borne, il ne craint pas d’affirmer que l’on « mettait le problème des repris de justice sur le même plan que ceux des Anciens Combattants, des Femmes, des Tom-Dom ou du Parlement ! » (p. 297).

Le contraste avec Jacques Chirac est de ce point de vue flagrant même si moins de 10 ans séparent les deux hommes. En effet, le futur successeur de François Mitterrand à l’Élysée effectue non seulement son service militaire en pleine guerre d’Algérie mais est un fils de poilu. À propos de ce père, François Chirac, celui qui est alors maire de Paris dit – à l’occasion d’entretiens avec l’auteur – qu’il a « eu le privilège d’être mobilisé à 18 ans ». Certes, on ne manquera pas de souligner combien une telle remarque est ironique de la part de celui qui suspend le service militaire en 1997. Pour autant, sans doute faut-il avant tout voir dans ces quelques mots l’indice d’une certaine sensibilité militaire qui invite à considérer le temps sous les drapeaux moins comme une charge, ce qui est à la base des discours antimilitaristes, qu’un devoir qui honore celui qui l’accomplit. Ceci n’empêche toutefois pas qu’il y ait ici une certaine forme de reconstruction, bien naturelle du reste, du souvenir, la mémoire étant de surcroît l’outil politique du temps présent, encore plus dans un ouvrage dont on a pu voir qu’il est éminemment politique.

Néanmoins, ces quelques lignes permettent à n’en pas douter de mieux saisir l’anecdote que relate Thierry Desjardins et qui justifie ce modeste billet (p. 52 et suivantes). Admis à l’École nationale d’administration en 1955, Jacques Chirac doit d’abord, avant de suivre les enseignements de cette prestigieuse institution, effectuer son service militaire. Si la noblesse d’État jadis décrite par P. Bourdieu est intrinsèquement robine, elle ne saurait à l’époque, et en apparence du moins, ignorer complètement l’épée[2]. Toujours est-il que c’est à ce moment que le jeune homme manifeste son souhait de devenir officier de cavalerie, quand la plupart de ses camarades de promotion semblent plutôt désireux de s’accommoder de cet impôt du temps : « Ces jeunes appelés-diplômés – c’était vrai en 55, c’est vrai aujourd’hui – sont d’habitude planqués, comme tous les fils d’archevêques dans des bureaux ministériels de Paris, les uns en tringlots (arme du Train), au ministère de la Défense rue Saint-Dominique, les autres en aviateurs au ministère de l’Air, place Balard, et les derniers en marins, au ministère de la Marine, rue Royale » (p. 53).

Sans doute ce portrait doit-il être reçu avec prudence tant il permet de donner une image positive de Jacques Chirac. On l’a dit, ouvrage engagé et volontiers hagiographique, ce volume est une attaque en règle contre Valéry Giscard d’Estaing. Toujours est-il que c’est à Saumur, au sein de l’École d’application de l’arme blindée de cavalerie, que le futur député de la Corrèze effectue ses premières armes. En cet été 1955, alors que l’opinion française a suivi de loin la débâcle en Indochine, la situation commence à se tendre en Algérie. C’est alors que face à ces événements, François Mitterrand, alors ministre de l’Intérieur, déclare : « La seule négociation possible c’est la guerre ». Une citation à l’origine d’une difficile mémoire socialiste… que ne manque pas de relever Thierry Desjardins (p. 54).

C’est d’ailleurs à l’en croire à ce moment que Jacques Chirac est rattrapé par une vielle affaire, son engagement cinq ans plus tôt en faveur de l’Appel de Stockholm. Ceci lui vaut en effet d’être signalé par les Renseignements généraux, information qui remonte alors qu’il est à Saumur. Puis Thierry Desjardins donne la parole au principal intéressé, alors que les conscrits attendent de savoir qui sera le major de la promotion, celui-ci pouvant choisir à sa guise son affectation (p. 55) :

« Au moment de la lecture du classement, le colonel annonce qu’exceptionnellement il n’y a pas de major. Les noms défilent, par ordre décroissant de mérite. Les dix premiers sont cités. Je ne suis pas appelé. Et ainsi de suite jusqu’aux dix derniers nommés maréchaux des logis. À la fin de cet épisode quelque peu désagréable, le colonel me convoque et m’annonce : ‘Vous êtes communiste, votre note de sécurité le précise. Par conséquent vous ne pouvez pas être nommé officier. C’est dommage parce que vous étiez major. Vous êtes nommé deuxième classe dans un régiment de dragons en Bretagne’. »

L’auteur prend bien soin de souligner que cette anecdote savoureuse ne repose que sur la parole du jeune appelé : « Le général de Clerck [commandant l’École d’application] est mort, les archives de Saumur ne gardent aucune trace de cet incident mais ne gardent jamais trace de ce genre d’incident, les camarades de promotion de Chirac n’en ont aucun souvenir mais ils ont très bien pu ne pas être au courant de l’histoire » (p. 55-56). Sans doute y aurait-il néanmoins matière, à partir de là, à prolonger les riches travaux de G. Vidal sur l’anticommunisme au sein de l’armée française.

Toujours est-il que l’histoire « ne s’arrête pas là » (p. 56) et que Jacques Chirac fait jouer ses relations pour éviter non pas un service militaire où il serait trop exposé mais cette affectation bretonne qui, selon toute vraisemblance, semble être dinannaise. Via Geoffroy Chaudron de Courcel, cousin de sa fiancée Bernadette, puis Jean Chardonnet, l’un de ses ancien enseignants professeur de géographie à l’École de Guerre, il parvient à obtenir un rendez-vous avec le général Pierre Koenig, alors ministre de la Défense, et réussit à avoir gain de cause (p. 56).

Là encore, et de l’aveu même de Thierry Desjardins (p. 56), l’anecdote ne repose que sur la parole du principal protagoniste. Toujours est-il que l’intéressé parvient à ses fins et conquiert de haute lutte ses précieux galons d’officier en devenant sous-lieutenant au 11^e régiment de chasseurs d’Afrique, unité tenant garnison à Lachen, en Allemagne. Une affectation manifestement autrement plus prestigieuse que Dinan, qui ne lui permettait visiblement pas d’occuper un tel commandement. Le signe d’une garnison en perte de vitesse ? Au XXI^e siècle, il n’y a plus de corps de troupes dans le département des Côtes d’Armor.

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[1] Desjardins, Thierry, Un Inconnu nommé Chirac, Paris, La Table ronde, 1983. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

[2] Bourdieu, Pierre, La Noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Les Éditions de minuit 1989.

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