Paul Belliard est sans doute plus intéressant pour ce qu’il dit, malgré-lui, du processus d’élaboration des connaissances en histoire que pour son parcours, qui demeure encore très largement méconnu et pour ce qu’on peut en saisir fort banal. Alors qu’il est aujourd’hui de bon ton d’incriminer, assez paresseusement du reste, les réseaux sociaux, on oublie trop facilement que ceux-ci permettent non seulement de créer du lien entre des personnes travaillant sur des thématiques voisines mais qu’ils favorisent la circulation des informations… et des archives. C’est ainsi que S. Bossy-Guérin, excellente doctorante travaillant sur l’histoire du rugby dans l’Ouest de la France sous la direction de S. Jeannesson et O. Chovaux, m’a transmis il y a quelques jours une minuscule coupure de presse relative à un « lieutenant-adjoint au trésorier du 47e ». À peine 5 lignes qui invitent à deux réflexions. En premier lieu, on soulignera combien le réseau social est une pratique numérique et historienne discrète favorisant aussi l’inflation des corpus documentaires. En second lieu, et s’il faut savoir, pour paraphraser Maurice Thorez, terminer une thèse, force est de constater que celle-ci n’en a jamais complètement fini avec son auteur. La tentation d’en savoir un peu plus sur cet officier était en effet trop forte pour pouvoir y résister. D’où ce rapide billet…

A la base de la recherche il y a donc une brève de quelques lignes, publiée le 6 mars 1915, en deuxième page de L’Union malouine & dinannaise[1]. La fonction globale de cet article ne pose pas de problème de compréhension. Paru au début du « long 1915 », au moment où le conflit s’enlise depuis déjà quelques mois dans le système-tranchées, cet entrefilet est inséré dans la rubrique « Nos Compatriotes » dont le propos est explicite : donner des nouvelles des gens du « pays », de la « petite patrie », mobilisés sous les drapeaux[2]. Ce faisant, cet article dit sans doute autant l’éloignement progressif entre le front et l’arrière que l’ardent désir de ce dernier de s’inscrire dans la mobilisation en faveur de l’effort en cours de guerre.
Non OCRisée, L’Union malouine & dinannaise impose donc une lecture classique, comme on pourrait le faire sous format papier ou microfilmé. C’est cette réalité technique qui par bien des égards explique que ce Paul Belliard n’ait pas été intégré à mon corpus doctoral. Outre que ma principale base de données a été élaborée sur la base des titulaires de la mention « mort pour la France » du 47e RI, ce que n’est pas cet officier, la lecture rapprochée sur toute la séquence 1914-1919 des quotidiens locaux que sont L’Union malouine & dinannaise et Le Salut ne pouvait que mettre en évidence des trous dans ma raquette. L’écriture de l’histoire est chose humaine et l’erreur en est une partie intégrante[3]. C’est dire, en définitive, si la « révolution » du numérique et d’internet doit être appréhendée avec mesure lorsqu’il s’agit de se saisir de la presse comme source[4]. Ajoutons par ailleurs que le patronyme, éminemment répandu, de cet individu ne facilite pas les choses. En effet, le bruit numérique généré par les moteurs de recherche est ici trop important pour qu’une lecture distante des journaux puisse être d’un quelconque recours : L’Ouest-Éclair en apporte malheureusement la preuve en n’étant ici d’aucun recours.

C’est d’un point de vue prosopographique que l’analyse de cet entrefilet devient beaucoup plus complexe même s’il est très facile d’identifier, en l’espace de seulement quelques clics, cet officier au moyen de deux archives mises en ligne. La première, assez lacunaire, est son dossier de chevalier de la Légion d’honneur, consultable via la base Léonore[5]. On y apprend ainsi que Paul Belliard voit le jour à Blois le 2 septembre 1872 et qu’il décède à Paris, à son domicile, le 27 décembre 1957. Il n’est alors titulaire de la prestigieuse décoration que depuis 3 ans, ses autres distinctions se résumant à une citation à l’ordre du régiment obtenue en 1917 et une Médaille militaire, dont on ignore du reste la date d’obtention. La seconde archive, également très facilement consultable, permet néanmoins d’en apprendre beaucoup plus sur Paul Belliard. Il s’agit de sa fiche matricule de recrutement[6].
C’est cette source qui, en définitive, permet de comprendre pourquoi cet individu est considéré comme un « compatriote » par L’Union malouine et dinannaise alors qu’on le sait natif de Blois. En effet, lors de son passage devant le Conseil de révision, il déclare résider à Dinan et être étudiant, sans que malheureusement on n’en sache plus à ce propos. Toujours est-il qu’après quelques mois au Havre, port bien connu pour accueillir une vaste communauté bretonne, il s’établit à Saint-Malo, en 1896. Si on le retrouve à partir de 1913 dans le XVIIIe arrondissement de Paris, rue d’Aubervilliers, il passe vraisemblablement – la prudence devant être toujours de mise en la matière tant on sait la source pas nécessairement fiable sur ce point – plus de 15 ans sur la Côte d’Émeraude. Même s’il n’y réside plus au moment de la mobilisation générale, ses attaches dans la région sont d’autant plus réelles que, nous le verrons plus loin, elles plongent sur plusieurs générations. On comprend dès lors qu’il soit considéré par la presse locale comme un de ces « pays » dont il importe de donner des nouvelles sous l’uniforme.
Cette domiciliation à Dinan, lors du passage devant le Conseil de révision, explique pourquoi, reconnu « bon pour le service », il est incorporé au 47e RI de Saint-Malo le 11 novembre 1893 : là est le poids du recrutement local. Visiblement, son temps sous les drapeaux se déroule sans incident particulier et, le 29 septembre 1894, jour de son retour à la vie civile, il est fait caporal. Détail intéressant, et qui vient rappeler combien la domiciliation portée sur la fiche matricule de recrutement est une information qui doit être considérée avec maintes précautions, il est alors censé résider au Havre depuis trois semaines. Si une erreur administrative du préposé chargé, au sein du bureau de recrutement, de remplir cette fiche matricule est toujours possible, cette confusion chronologique parait d’abord suggérer combien les acteurs anticipent leur temps sous les drapeaux de manière à ne pas être pris au dépourvu lors de la sortie de la caserne. Tout porte en effet à croire que Paul Belliard savait avant même d’effectuer son service que sa vie l’emmènerait par la suite en Normandie même si, encore une fois, faute d’archives, c’est bien la prudence qui doit s’imposer.
La consultation de l’acte de naissance de Paul Belliard, nous permet de savoir qu’il se marie deux fois, d’abord le 17 avril 1901 à Saint-Malo, puis le 3 mai 1921 à Paris, dans le 11e arrondissement. Non seulement cette archive nous offre de nouvelles perspectives avec ces deux unions mais elle permet d’affiner le portrait social de la famille dans laquelle cet homme voit le jour. En effet, il est alors répertorié comme étant le fils d’un capitaine au 29e RI âgé de 42 ans et d’une femme, son épouse, sans profession, âgée alors de 27 ans[7]. Or la base Léonore conserve un dossier au nom de Charles Belliard qui vient non seulement confirmer ces origines bretonnes mais cet habitus militaire[8]. Né à Merdrignac, le père de Paul est un fils de gendarme ayant tôt fait le choix du métier des armes : incorporé en tant que soldat le 5 mars 1849 au 29e de ligne, il effectue toute sa carrière au sein de cette unité jusqu’à sortir du rang et donc devenir capitaine le 15 juillet 1870. Quelques semaines plus tard, le 3 décembre, il est blessé au combat de Neuville-aux-Bois, non loin d’Orléans, « par un éclat de pierre à l’œil droit qui a déterminé une conjonctivite et une kératite ». Bien entendu, la sècheresse d’un état signalétique et des services ne permet pas de se faire une idée de la valeur de ce militaire de carrière. Tout juste pouvons-nous noter qu’outre la Légion d’honneur, reçue en 1875, il est aussi titulaire de « la médaille militaire instituée par sa sainteté le Pape », autrement dit la Croix de Mentana réservée aux défenseurs de Rome. Tout porte donc à croire que cet officier subalterne, assimilable donc à un fonctionnaire intermédiaire, n’est pas particulièrement politique, ou tout du moins qu’il est parvenu à manœuvrer sans encombre, jusqu’à accéder au troisième galon sous le Second Empire et à recevoir la Légion d’honneur sous la République.

On ignore tout des opinions de Paul Belliard, ce qui nous incite à la plus grande prudence. Aussi nous limiterons-nous à avancer l’idée que cet individu ne semble pas particulièrement politisé. L’acte de son premier mariage, le 17 avril 1901, nous permet néanmoins de savoir qu’il exerce la profession de commis des Douanes, ce qui suppose non seulement un certain degré d’acculturation à l’État mais une affinité au moins minimale à Marianne. Ce jour-là, il épouse une jeune femme née à Plouër-sur-Rance, ce qui vient confirmer ces attaches hautes-bretonnes. Parmi les témoins, on relève un receveur principal des douanes ainsi qu’un lieutenant du 47e RI, un certain Ferdinand Savary, ainsi qu’un commerçant[9]. En d’autres termes, tout semble renvoyer dans ce milieu social à cette moyenne bourgeoisie qui, justement, constitue le cœur de cible de la République et profite à plein des perspectives d’ascension sociale promises par le régime. Certes, la Grande Guerre vient bouleverser, quand ce n’est pas purement et simplement interrompre, bien des trajectoires. Mais tel n’est pas le cas de Paul Belliard, que l’on retrouve lors de son remariage en la mairie du 11e arrondissement de Paris le 3 mai 1921 muni de la Croix de Guerre et exerçant la profession de contrôleur principal des Douanes. Les témoins sont alors un industriel et un vérificateur des douanes, ce qui semble indiquer une certaine progression sociale. En revanche, on notera avec intérêt que ce remariage fait suite à un divorce, prononcé le 31 mars 1921. Là chose est en effet à l’époque peu fréquente. Toutefois, on notera que l’heureuse élue est une jeune femme de 35 ans originaire de Lanvallay, dans les Côtes-du-Nord, ce qui vient prolonger une généalogie fermement ancrée en haute-Bretagne[10].

Paul Belliard naît donc dans une famille où la sensibilité militaire est visiblement chose réelle[11]. C’est sans doute cet habitus transmis de père en fils, et poursuivi par certains égards par sa carrière professionnelle civile au sein de l’administration des douanes, qui explique qu’il poursuive sa carrière sous les drapeaux après son service militaire. Après une première période de réserve en 1896 qui le voit promu sergent, il accomplit une période d’instruction en août 1897, toujours au 47e RI, et devient sous-lieutenant de réserve l’année suivante. Nommé adjoint au chef du 1/47e RI en 1900, il effectue régulièrement des périodes d’exercice – en 1899, 1901 et 1904 – avant d’être affecté en 1907, avec le grade de lieutenant, dans l’armée territoriale, et donc de relever du 78e RIT.
Et c’est à ce moment de l’enquête biographique que l’on en revient à l’article de L’Union malouine & dinannaise. La fiche matricule de recrutement de Paul Belliard indique que rappelé à l’activité dès le 2 août 1914 en tant qu’officier des détails, il part en campagne dix jours plus tard. Or, cette date correspond, à une journée près, au départ de Saint-Malo du 78e RIT, le joural des marches et opérations de cette unité le répertoriant d’ailleurs en tant qu’officier des détails dans le tableau de constitution de du corps[12]. Fait notable, et éminemment précieux, cette archive comporte un très utile « relevé des mutations survenues pendant la campagne parmi les ‘officiers’ ». Si rien ne permet d’expliquer ces guillemets, on ne comprend pas plus pourquoi Paul Belliard n’y figure pas. En effet, sa fiche matricule de recrutement indique qu’après avoir été évacué malade à une date qui n’est pas précisée, il est fait lieutenant – élévation en grade qui doit vraisemblablement être comprise comme une confirmation à titre définitif puisque c’est ainsi qu’il est répertorié par le JMO lors de la mise sur le pied de guerre de l’unité – le 2 août 1916 puis qu’il rentre au dépôt le 6 novembre 1916. Après deux semaines de ce que l’on imagine être une convalescence, il retourne aux armées le 20 novembre 1916 puis est mis le 6 avril 1917 « à la disposition du général commandant le Génie de la 4e Armée pour être employé comme major de cantonnement », avant d’être transféré au 116e RI le 26 août 1917.
Ce mouvement ne doit pas étonner puisqu’il correspond à la date de la dissolution du 78e RIT[13]. Mais alors que L’Union malouine & dinannaise semble suggérer que Paul Belliard n’est plus au 78e RIT mais au 47e RI au début de l’année 1915, la fiche matricule de cet individu, pour qui est rompu à la lecture de ce type de sources, est semble-t-il plus évasive. Or, un tableau de constitution de l’encadrement du 78e RIT figurant à la date du 31 mars 1917 sur le JMO de cette unité confirme qu’il y est alors toujours rationnaire[14]. Malheureusement, nous n’en disposons pas pour l’automne 1914 et l’hiver 1915. Mais le doute est néanmoins permis : faut-il croire ce journal quand il affirme que Paul Belliard porte l’uniforme du 47e RI ?

À cette question, tout invite à répondre en réalité par la négative. Outre le silence des archives, le fait est que Paul Belliard fête son 42e anniversaire le 2 septembre 1914. Or, si la crise démographique née des très importantes pertes des premières semaines de la guerre conduit à rapidement éroder la frontière en termes de recrutement entre unités d’active et de réserve, tel n’est pas nécessairement le cas pour la territoriale, même en ce qui concerne un officier. En définitive, c’est bien la piste d’une confusion entre les différentes unités relevant du bureau de recrutement qui est ici la plus plausible. Les fiches matricules elles-mêmes n’en sont pas exemptes, ce qui vient rappeler que l’institution se mélange parfois les pinceaux entre les différents régiments d’une même garnison[15].Les liens entre 47e RI et 78e RIT sont pour autant réels. Le JMO de l’unité territoriale fait par exemple état de l’arrivée le 23 février 1915 « d’un détachement de renfort venant de Saint-Malo sous la conduite de M. le Lieutenant Lemeur du 47e régiment d’infanterie »[16]. À l’inverse, lors de l’été 1916, c’est le chef de bataillon Gérôme du 78e RIT qui commande le détachement du 47e RI qui est en cantonnement à Pontorson[17]. D’ailleurs, lors des grandes cérémonies organisées à Saint-Malo le 21 septembre 1919 en l’honneur « des poilus vainqueurs », ce sont les drapeaux des 47e et 247e RI ainsi que du 78e RIT qui trônent au milieu du champ de manœuvres de Rocabey[18]. Mais en définitive, ce sont bien de trois corps administratifs distincts dont il s’agit même s’ils dépendent du même bureau de recrutement et que la guerre de position contribue à considérablement gazéifier leurs structures[19].
Reste néanmoins à régler la question de l’obus « tombé au milieu de la chambre » de Paul Belliard. Aucun JMO, ni au 47e RI, ni au 78e RIT, n’évoque ce fait d’armes, par ailleurs fort probable : la littérature combattante regorge d’épisodes relatant la chute d’obus allemands n’ayant pas explosé. Dès lors, ne faudrait-il pas y voir la trace d’une opération de communication menée par le bureau de recrutement lui-même ? Là est une hypothèse plausible même s’il n’est pas impossible que la rédaction de L’Union malouine et dinannaise ait travaillé à partir d’informations communiquées par la famille de ce poilu. Et c’est sans doute là que Paul Belliard est sans doute le plus intéressant, dans sa faculté à mettre en évidence des réseaux de communication qui pour l’heure restent très largement sous le radar historien.
[1] « Nos Compatriotes », L’Union malouine et dinannaise, 64e année, n°10, 6 mars 1915, p. 2.
[2] Horne, John (dir.), Vers la guerre totale. Le tournant de 1914-1915, Paris, Tallandier, 2010 ; Ouvrage collectif, Tranchées. Le systèmes-tranchées pendant la Grande Guerre (catalogue de l’exposition présentée au Musée de la Grande Guerre du pays de Meaux du 26 mars au 15 août 2022), Milan, Silvana Editoriale, 2022 ; Bourlet, Michaël, Lagadec, Yann et Le Gall, Erwan (dir.), Petites patries dans la Grande Guerre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.
[3] Sur le sujet on consultera à profit Fontaine, Thomas, Hamelin, Bertrand et Thanassekos, Yannis (dossier coordonné par), « Des erreurs historiographiques », En Jeu, histoire et mémoires vivantes, n°2, décembre 2013.
[4] Collas, Alain et Le Gall, Erwan, La Presse comme source. Retours d’expérience et mode d’emploi, Ploemeur, Éditions CODEX, 2023.
[5] Arch. nat. : 19800035/162/20772.
[6] Arch. I&V : 1 R 1777.281.
[7] Arch. dép. Loir-et-Cher : 1 MIEC 18 R6, acte 1947.
[9] Arch. dép. I&V : 10 NUM 35288 1080, acte n°27.
[10] Arch. Paris : 11M 508, acte n°1349.
[11] Maurin, Jules, Armée, guerre, société, soldats languedociens (1889-1919), Paris, Publications de la Sorbonne, 1982, p. 167.
[12] SHD-DAT : 26 N 790/15, JMO 78e RIT.
[13] SHD-DAT : 26 N 790/16, JMO 78e RIT, 26 août 1917.
[14] SHD-DAT : 26 N 790/16, JMO 78e RIT, 31 mars 1917.
[15] Par exemple le cas de Joseph Caillibotte. Arch. dép. CdA : 1 R 1095.2525 et BAVCC/Mémoire des hommes.
[16] SHD-DAT : 26 N 790/16, JMO 78e RIT, 23 février 1915.
[17] « Service des prisonniers de guerre », Le Salut, 35e année, n°72, 5-6 septembre 1916, p. 1.
[18] « La fête des poilus vainqueurs », L’Ouest-Eclair, 21e année, n°7215, 22 septembre 1919, p. 3.
[19] Pour de plus amples développements je me permets de renvoyer à Le Gall, Erwan, Une armée de métiers ? Le 47e régiment d’infanterie pendant la Première Guerre mondiale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2022.
[19] SHD-DAT : 26 N 790/16, JMO 78e RIT, 23 février 1915.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Erwan Le Gall (9 juillet 2024). Du régiment de Paul Belliard. Ar Brezel. Consulté le 22 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/11zh0