L’anticommunisme militaire au prisme du rapport de force

Spécialiste de l’histoire politique de l’armée française, et plus particulièrement de ses rapports difficiles avec le drapeau rouge, G. Vidal est de ces historiens discrets mais dont le travail est à bien des égards incontournable. Portant sur la séquence 1939-1935, cette Armée française et le communisme se situe dans le prolongement d’une réflexion poussée sur le rapport de cette même institution à la figure de l’ennemi intérieur, excellente enquête déjà publiée aux Presses universitaires de Rennes[1]. Du fait d’un emploi du temps particulièrement chargé, je n’avais pu rendre compte de cet ouvrage sorti à la fin de l’été 2023. C’est donc avec beaucoup de retard que je me permets de m’atteler à cette recension qui m’apparaît doublement nécessaire. En effet, non seulement cet ouvrage vient encore une fois démontrer tout le profit qu’il y a à tirer d’une histoire politique du militaire mais invite à bien des approfondissements, tout particulièrement en ce qui nous concerne ici à l’échelle de la Bretagne.

En quelques lignes saillantes, G. Vidal rappelle que le rapport conflictuel de l’armée française au communisme ne date pas de Vichy, ou du pacte germano-soviétique. C’est dans la perspective révolutionnaire après 1917, et antérieurement dans le souvenir de la Commune (p. 16-17), que plongent les racines de cette opposition ontologique. Certes, c’est bien la fonction essentielle de conservation de l’ordre social établi dévolu à l’institution qui se dévoile ici. Si celui-ci n’a rien d’étonnant – n’est-ce pas en effet là, fondamentalement, le propre d’une armée, plus encore sans doute de conscription ? – l’intérêt du volume est de montrer comment les lignes bougent – ou au contraire se figent – tout au long d’une séquence 1939-1945 pour le moins agitée et riche en renversements. D’une certaine manière, c’est aussi de la compréhension du réel en cours par les militaires dont il est question dans ces pages.

Remise de décoration (1940). Collection Musée de Bretagne : 999.0022.38.
Remise de décoration (1940). Collection Musée de Bretagne : 999.0022.38.

Or il y aurait beaucoup à dire à ce propos, la pratique n’étant pas toujours, loin s’en faut, le reflet de la théorie. La commission de l’Armée du Sénat, particulièrement en pointe sur la lutte anticommuniste (p. 48), n’est pas le terrain. Ainsi, si le bureau central de renseignement de Lyon assimile en 1939 tous les individus « douteux » à des coupables, la réalité des affectations est toute autre. G. Vidal précise en effet que la sélection de « la très grande majorité » des réservistes qui y sont affectés « ne semble pas avoir été effectuée avec beaucoup de rigueur » et ajoute même qu’il « est peu probable que ces hommes aient reçu une formation au contre-espionnage au cours de leur service militaire » (p. 34). Pire sans doute, les phénomènes de concurrence entre services civils et militaires ne disparaissent pas avec la déclaration de guerre (p. 35). Sans doute faudrait-il y voir une certaine forme d’inefficacité, voire même de défaillance des institutions. Mais l’auteur préfère opter pour une analyse plus modérée, resituant à sa juste mesure son objet d’étude. Ainsi, à l’en croire, tout au long de la drôle de guerre (p. 40)

« le PCF n’est pas systématiquement dénoncé comme ayant partie avec l’Allemagne, ce qui confirme que la peur du communisme reste somme toute limitée. Par conséquent, la déclaration de guerre n’a pas déclenché une psychose de la révolution, vraisemblablement parce que l’interdiction du PCF et les mesures répressives mises en application ont rassuré la majeure partie de l’opinion publique, les milieux politiques, ainsi que la majeure partie de l’institution militaire. »

Et d’ajouter que cette « hypothèse est d’autant plus probable, qu’au sein de l’armée, la propagande communiste hostile à la guerre reste imperceptible, l’agitation nulle, ce qui ne peut que conforter l’impression dans l’encadrement et le haut commandement que l’influence communiste a fortement régressé dans le pays » (p. 40). On mesure dès lors tout l’intérêt qu’il y aurait à pousser l’analyse dans des garnisons plus « blanches », comme Vitré ou Vannes par exemple, enquête qui ne pourra être réalisée sans un respect minutieux de la perspective diachronique. G. Vidal rapporte en effet que la Guerre d’hiver est une période de « retour diffus de la peur du complot communiste » (p. 59), sentiment qui doit être replacé dans une économie générale des sensibilités pour être appréhendé à sa juste mesure.

Soldats, probablement lors de l'hiver 1939-1940. Collection Musée de Bretagne : 999.0022.46.
Soldats, probablement lors de l’hiver 1939-1940. Collection Musée de Bretagne : 999.0022.46.

Après l’effondrement de juin 1940, il en va bien entendu tout autrement à la faveur d’un contexte radicalement différent mais qu’il faut savoir saisir correctement, sous peine de contre-sens. Ainsi, G. Vidal prend-il bien soin de rappeler que « au sein de l’armée, la logique anticommuniste joue différemment, car la majorité des militaires est foncièrement hostile à la collaboration » (p. 80). Aussi l’opération Barbarossa ne déclenche-t-elle pas « dans l’armée française de dynamique d’engagement pour combattre à l’Est » (p. 129). Non pas que les militaires font preuve de philo-communisme : c’est juste que leur patriotisme écrase les autres ressentiments. Si dans les premiers mois de Vichy, le régime est dominé par le « fantasme » d’une insurrection communiste, postulant de fait une « collusion étroite entre l’occupant et le PCF » (p. 80), cette peur diminue dans les mois qui suivent, jusqu’à presque disparaître dans la perspective d’une « alliance franco-soviétique sur le long terme » (p. 80). Aussi faut-il distinguer éléments de politique intérieure et considérations géostratégiques. Ainsi, si l’anticommunisme fait assurément partie des fondamentaux de la Révolution nationale, ce combat permet également de « donner à l’armée un rôle de premier plan au sein du nouveau régime » (p. 81).

Certes, la rupture du pacte germano-soviétique constitue assurément un tournant majeur de la Seconde Guerre mondiale, véritable séisme dont les secousses se font ressentir jusqu’au sein de l’armée française. Deux camps se distinguent alors, ceux qui souhaitent d’abord la défaite de l’URSS, qui entraînerait celle du communise, ceux qui a contrario, malgré leur fidélité à Vichy, espèrent la perte des Allemands (p. 130 et 174). Malheureusement, l’ouvrage peine à donner une estimation du poids respectif de ces deux parties : sans doute y aurait-il là matière à certains prolongements de l’enquête même si une telle démarche réclamerait à n’en pas douter une grande inventivité documentaire. Établir une prosopographie à la fois fine et solide semble en effet ici chose particulièrement ardue.

À l’inverse, G. Vidal montre que l’alliance entre les Soviétiques et la France libre repose sur des intérêts bilatéraux bien compris et qu’elle ne saurait être tenue pour une acceptation idéologique (p. 182-183). Au contraire, c’est de syncrétisme dont il s’agit, habileté qui permet par la même occasion de souligner « la faiblesse fondamentale du giraudisme qui ne réussit pas à s’extraire du strict cadre militaire et à échapper au face-à-face avec de Gaulle » (p. 182). Mais l’Homme du 18 juin sait s’entourer pour cela d’individus « exempts d’antisoviétisme de principe » (p. 188) pour mener sa politique moscovite, celle-ci lui permettant de surcroît de mettre en scène son indépendance vis-à-vis de Churchill et Roosevelt (p. 198). Aussi l’anticommunisme demeure-t-il une donnée essentielle du logiciel français libre, celui-ci étant néanmoins, autant que faire se peut, placé au second plan, derrière l’impératif de libération nationale. Tout est en définitive question de priorité, de rapport de forces.

Or, sur le plan de la Résistance intérieure, il est évident que le Parti communiste clandestin représente une force telle qu’il peut difficilement être négligé par Londres (p. 216). Là encore, c’est d’intérêts bien compris, de part et d’autre du reste, dont il s’agit. Que l’on songe pour s’en convaincre à ces courriers de Maurice Thorez et Charles Tillon remis à l’automne 1942 au colonel Rémy pour être transmis au général de Gaulle et demandant un soutien accru de la France libre et des Britanniques… (p. 227) : là encore, c’est bel et bien d’une « nécessité du temps de guerre » (p. 231) dont il s’agit, non d’un reniement de l’anticommunisme militaire. À l’approche de la Libération, chacun a intérêt à « jouer un rôle majeur afin de redevenir un acteur de poids dans le camp alliés » (p. 251), calcul qui légitime bien des alliances. Ce d’autant plus que de nombreux militaires continuent de croire que le principal problème du monde de l’après-guerre restera l’Allemagne, persistance rétinienne d’une conflictualité héritée de 1870 et 1914, ce qui du coup érige le partenariat avec Moscou en moindre mal (p. 258). C’est du reste ce que résume non sans lucidité Jean-Jacques Mayoux, délégué de Ceux de la Résistance : « Nous ne pouvons pas plus faire la France sans les communistes que les communistes peuvent faire la France sans nous » (p. 287).

Couverture d'une brochure. Collections Musée de Bretagne : 990.0032.1563.
Couverture d’une brochure. Collections Musée de Bretagne : 990.0032.1563.

Riche, ce livre de G. Vidal servi par une écriture touffue revient sur une histoire méconnue qui ne doit pas être mécomprise. Plus que d’une baisse de l’anticommunisme militaire à la faveur du déroulement de la Seconde Guerre mondiale, c’est bien d’un mariage de raison dont il s’agit ici. Paradoxe d’une mise au second plan des considérations idéologiques dans un conflit qui l’est éminemment. Mais salutaire rappel à l’historien qui ne doit jamais se laisser enfermer par son sujet, au risque d’oublier de le réinsérer dans l’économie générale de la période étudiée. Les mois suivant la Libération, et notamment l’appréciation portée sur bon nombre de bataillons FFI affectés aux poches et richement garnis en anciens FTP le montre sans aucune ambiguïté (p. 337), même s’il convient, là encore, de faire preuve de mesure et  de ne pas accorder au phénomène une importance qu’il n’a pas : « Au vu des témoignages et de la documentation, pour les officiers de carrière encadrant les FFI, le communisme n’est pas au cours de l’automne 1944 un problème militaire ou politique » (p. 366). Là encore, sans doute y aurait-il matière à d’autres enquêtes, les travaux de C. Bougeard ayant montré que la situation dans un département comme les Côtes-du-Nord n’étant sans doute pas complètement comparable à ce qui s’observe dans le Morbihan.


[1] Vidal, Georges, L’Armée française et le communisme. Guerre-révolution, insurrection et enjeu soviétique, 1939-1945, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2023. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses. Voir aussi Vidal, Georges, L’Armée française et l’ennemi intérieur. 1917-1939, Enjeux stratégiques et culture politique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Erwan Le Gall (1 juillet 2024). L’anticommunisme militaire au prisme du rapport de force. Ar Brezel. Consulté le 10 novembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/11ws6


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