Pierre Lemoine n’est pas un inconnu. Nommé Per Lemoine dans les milieux bretonistes, il est même une figure connue, et reconnue de l’Emsav, récipiendaire en 1994 du Collier de l’Hermine[1]. Pour autant, il est intéressant de remarquer que les multiples nécrologies qui ont pu être publiées au moment de sa mort, le 19 octobre 2023, font toutes l’impasse sur sa candidature aux élections législatives en 1958[2]. Or sa profession de foi, que conservent les archives du CEVIPOF, constitue une source particulièrement intéressante, y compris pour qui s’intéresse à l’histoire du fait militaire.

L’intensité des convictions bretonnes de Pierre Lemoine ne fait guère de doute. En témoignent plusieurs des nécrologies qui sont publiées à la suite de son décès. Pour le Parti breton, il est ainsi un « grand militant breton ». Les fervents catholiques d’Ar Gedour le décrivent en « militant d’une Bretagne libre ». Pour P. Argouarch et l’Agence Bretagne Presse, il est même un « nationaliste breton ». Ce texte le dit proche de figures de l’Emsav telles que Yann Fouéré, Joseph Martray ou Xavier de Langlais. Tonalité fort semblable et à la fois très différente chez F. Morvan qui voit en lui « un militant nationaliste de la première heure ». La base de données du Projet de recherche en littérature de langue bretonne fait pour sa part de deux lettres échangées à la fin des années 1980 avec Raymond Delaporte[3]. Mais de tout cela, il n’est nullement ou presque question en 1958.

Il est en effet intéressant de noter que la profession de foi de Pierre Lemoine ne fait que peu état de ces convictions bretonnes. Certes, le texte comporte çà-et-là deux ou trois citations en breton. Traduites en français, elles ne sont pas sans intérêt du point de vue du code électoral. Mais dans ce document, le candidat se présente en « homme libre et neuf et candidat d’un Peuple qui veut du neuf ». En conséquence, il entend ne pas « proposer l’un de ces anciens catalogues politiques où le candidat expliquait avec de belles tirades comment il allait sauver la monnaie, les institutions, les colonies et assurer la paix universelle ». À l’en croire, « ces programmes font aujourd’hui vomir ». C’est donc seul, en dehors ou presque de toute affiliation partisane que Pierre Lemoine se présente à la députation en 1958. Se déclarant seulement « Partisan du CELIB et du MOB » (partisan et non adhérent ou militant), il met d’abord en avant ses liens avec le monde paysan. Bien que confessant la profession d’architecte à Maël-Carhaix, la commune où il voit le jour en 1927, c’est avant tout en homme des campagnes qu’il se présente, comme s’il s’agissait, d’une certaine manière, de renouer avec le vieux clivage entre le « pays réel » et le « pays légal ». C’est d’ailleurs sans surprise que l’on retrouve dans cette profession de foi un vibrant plaidoyer en faveur de la décentralisation et le « renforcement des pouvoirs des Maires, Conseils municipaux et généraux pour l’administration des Communes et Régions ».

Là est donc le paradoxe d’un positionnement politique qui, à l’évidence, s’inscrit dans une longue tradition, celui d’un agrarisme généralement peu suspect de complaisance avec Marianne, mais qui avance assurément masqué. Face à la permanence des discours, la volatilité des étiquettes ne doit pour autant pas induire en erreur. Si Pierre Lemoine se présente ainsi face aux électeurs, c’est qu’à peine 13 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le bretonisme politique est encore marqué à vif par les stigmates de la collaboration. Autrement dit, plus que d’un renoncement à la Bretagne, c’est avant tout de pragmatisme dont il est question ici.

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Et c’est précisément à ce moment de la démonstration que le propos passe du fait guerrier au militaire. En effet, alors que Pierre Lemoine dresse un état des lieux de la Bretagne d’alors, dénonçant l’émigration vers Paris et les difficultés rencontrées par l’agriculture, le candidat aux élections législative promet de se pencher « aussi sur le sort des Vieux, des Retraités, des Anciens Combattants à la pension dérisoire ». Comment comprendre cette proposition ? Faut-il y voir une œillade aux appelés du contingent qui, en cette même année 1958, servent en Algérie dans une guerre qui ne dit pas son nom ? Faut-il y déceler un quelconque rejeu de la Seconde Guerre mondiale ? Dans un cas comme dans l’autre, de telles hypothèses me paraissent fragiles. Mais, ce qu’elles attestent en revanche avec certitude, c’est le poids de la carte du combattant, et plus globalement parlant des anciens combattants et victimes de guerre, dans la société française et bretonne de 1958. Après tout, le retour au pouvoir du général de Gaulle intervient alors que l’on s’apprête à commémorer le quarantième anniversaire de l’Armistice du 11 novembre 1918…

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[1] Sur le terme bretonniste Rousseau, André, L’Idéologie bretonne. Entre authenticité et nationalisme soft, Paris, Presses universitaires de France, 2023.

[2] Pour une mise en perspective, je me permets de renvoyer à Prigent, François et Le Gall, Erwan, C’était 1958 en Bretagne. Pour une histoire locale de la France, Rennes, Éditions Goater, 2018.

[3] Pour une mise en perspective Carney, Sébastien, Breiz Atao ! Mordrel, Delaporte, Lainé, Fouéré : une mystique nationale (1901-1948), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.

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