Curieux ouvrage que ce volume collectif relevant en définitive plus du projet pédagogique que de la synthèse sur Vannes pendant la Seconde Guerre mondiale qu’il prétend être[1]. Non pas que la volonté de mettre en lumière les travaux d’étudiants de troisième année d’histoire (p. 4) ne soit pas louable. Néanmoins, aussi talentueux et bien formés soient-ils, en aucune manière ils ne pouvaient remplir la mission assignée par les deux directeurs à ce volume, à savoir opérer une synthèse. Eminemment difficile, cet exercice requiert non seulement une grande connaissance des archives et une parfaite maîtrise de la bibliographie mais une plume sachant aller à l’essentiel tout en rendant compte de la nécessaire complexité de la période appréhendée. Or, sauf bien entendu à considérer que l’on peut former un historien chevronné en une trentaine de mois, idée que toute personne un tant soit peu consciente des exigences de la discipline sait parfaitement farfelue, ce type de démarche ne peut être entreprise qu’après des décennies de pratique intensive. Aussi faut-il se rendre à l’évidence et ne pas accabler les contributeurs de cet ouvrage, invités à endosser un costume beaucoup trop large pour eux, et profiter de l’occasion pour tenter de définir une esquisse de cahier des charges de ce que devrait être cette synthèse que, nous aussi, nous appelons de nos vœux.

À première vue, le sommaire du volume paraît on ne peut plus rassurant et promet d’aborder un vaste éventail de problématiques : la guerre de 1939-1940 puis l’occupation, les politiques de répression et de persécution, la collaboration puis la Libération. Un plan en définitive assez classique, allant presque de soi, de surcroît servi par une abondante iconographie issue des remarquables archives de L. Braeuer, collectionneur bien connu et dont on suit avec gourmandise la thèse en cours sur le siège de La Rochelle. Il faut d’ailleurs insister sur ce point tant il y a là un élément essentiel pour la future synthèse évoquée plus haut. En effet, ce que montrent avant tout ces clichés, c’est combien il reste encore à puiser dans les placards familiaux et combien les fonds privés revêtent un intérêt scientifique fondamental.

Toutefois et comme bien souvent, c’est dans le détail du livre que son ambition pêche. Passons rapidement sur maints angles d’attaque qui, aujourd’hui plus ou moins solidement établis par l’historiographie, sont pourtant absents de ces pages, ou trop rapidement traités. Il en est ainsi des milieux collaborationnistes dont une prosopographie fine aurait sans doute permis d’esquisser précisément les contours. Il en est de même du reste en ce qui concerne la Résistance : dans une ville comme Vannes où l’on connaît l’influence encore réelle de l’Église, quelles sont ses racines ? Quel est le poids du souvenir de la Grande Guerre et du réflexe anti-allemand dans la genèse de « l’armée des ombres » vannetaise, question qui aurait pu être suggérée par le profil du pour le moins sulfureux Rémy, mais aussi du Front populaire ? On profitera d’ailleurs de l’occasion pour appeler à plus de modération à propos de Maurice Guillaudot. S’il ne s’agit bien entendu pas pour nous de nier ses mérites, force toutefois est de constater que la gendarmerie du Morbihan n’est pas non plus la seule de France à être noyautée par « l’armée des ombres »[2]. Au contraire, sans doute y aurait-il lieu de s’interroger sur ce récit – forgé par les acteurs au lendemain du conflit – postulant une Résistance non seulement essentiellement militaire mais structurée par la gendarmerie[3]. Non seulement cela fait fi de l’activité des mouvements, que l’on sait réelle même s’il y aurait sans doute matière à l’appréhender à nouveaux frais, mais la mémoire étant l’outil politique du temps présent, dans quelle mesure une telle grille de lecture sert-elle les intérêts de ceux qui la promeuvent ?

Les questions de genre, ou la thématique des enfants, pourtant aujourd’hui véritables figures imposées de l’historiographie, sont absentes de ce volume. Peut-être y aurait-il aussi eu matière à importer un certain nombre des problématiques appréhendées par C. Vidal-Naquet à propos des couples pendant la Première Guerre mondiale sur Vannes pendant la Seconde ?[4] Sans doute était-il également possible de produire des statistiques précises permettant de quantifier les prisonniers de guerre et les requis du travail obligatoire, données assorties d’une cartographie fine ? Mais on ne retrouve rien de tout cela dans ces pages. Il en est de même de l’enseignement, des sports[5], de la presse, du cinéma mais aussi de l’Église, étonnement négligée. On pourrait par ailleurs évoquer les bals clandestins, admirablement étudiés pour les Côtes-du-Nord par A. Quillévéré ou encore la question de l’habitat d’urgence pendant et après le conflit, ce qui aurait invité à interroger le processus de sortie de conflit et à dilater la chronologie. Il en résulte un tableau de Vannes pendant la Seconde Guerre mondiale ancré dans une histoire très datée, sans pour autant atteindre l’excellence des travaux de R. Leroux, et concourant du fait d’une approche culturelle trop lacunaire à une esquisse trop désidéologisée de la période[6].

Là est du reste assez paradoxal puisque l’ouvrage souffre en même temps d’un manque de profondeur de champ qui peine à rendre compte des continuités qui s’observent, à Vannes comme ailleurs du reste, sur toute la première moitié du XX^e siècle. Comment en effet expliquer l’exode et l’effroi des réfugiés qui en est le moteur (p. 9) sans revenir sur l’été 1914 puis le printemps 1918, soit autant de séquences qui constituent une préparation à la scène sociale qui se met en place en juin 1940 ? Même chose du reste en ce qui concerne la mobilisation de septembre 1939 (p. 11), qui ne saurait être abordée sans recourir aux travaux de J.-J Becker et à l’ombre portée de la Grande Guerre[7]. Or, tout l’art de la synthèse que nous appelons de nos vœux est justement de réussir à réinsérer Vannes dans cette histoire sur le temps long tout en évitant le piège du « prêt à ne plus penser » qu’est l’idée d’une guerre matricielle de 30 ans. Mais un tel exercice ne peut se mener sans une sérieuse prise en compte des spécificités idéologiques de la période 1939-1945. Du point de vue des permanences anthropologiques, sans doute y a-t-il par ailleurs matière à s’inspirer de récents travaux sur l’occupation allemande pendant la Grande Guerre, et notamment de ceux, fort stimulants, de P. Salson sur l’Aisne[8]. Semblable remarque pourrait être également formulée à propos des prisonniers de guerre (p. 26-28) ou du pain, un aliment dont l’analyse aurait sans doute profité de la recette prodiguée par les travaux de N. Régis sur l’Allemagne de 1914-1918[9]. Pourtant portées par une historiographie dynamique, les questions alimentaires sont remarquablement absentes de ce volume.

L’intérêt de la démarche monographique est d’appréhender l’objet sur une échelle spatiale restreinte afin de resserrer au maximum la focale et d’obtenir un portrait avec la plus grande finesse de grain possible. Ce type d’entreprise est bien souvent qualifiée d’histoire « par le bas », en opposition à des angles d’attaque plus descendants et centrés sur des approches politiques, diplomatiques et juridiques. Une telle dichotomie n’est en réalité guère convaincante tant il est évident qu’un travail historien de qualité doit savoir conjuguer ces optiques, multiplier les échelles et passer sans cesse de l’une à l’autre pour à chaque fois approcher au plus près le réel. Il est à cet égard intéressant de noter que ce livre passe complètement à côté de l’histoire sensible de la Seconde Guerre mondiale à Vannes alors qu’il s’agit pourtant d’une thématique assez en vogue. On a évoqué plus haut l’impasse opérée sur les questions alimentaires et sans doute y avait-il là matière à de nouveaux questionnements, notamment par le biais d’approches comparatives (avec d’autres villes de Bretagne comme Lorient, Rennes et Nantes mais aussi Paris sans oublier, bien entendu, des espaces plus ruraux). Mais que dire de la dimension sonore de l’occupation ? Le bruit des bottes allemandes constitue un véritable topos des récits sur la période qu’il aurait été intéressant de passer au révélateur du paysage sonore théorisé dans les années 1990 par A. Corbin[10]. De même, quid des sirènes de la Défense passive dont il n’est nullement question ?

Autre difficulté, celle qui consiste à resituer dans un seul et même récit Vannes à l’intersection de deux fronts qui, loin de coexister, se juxtaposent et interagissent, jusqu’à probablement tisser par bien des aspects, logistiques notamment, une seule et même trame. Le chef-lieu du département du Morbihan a beau être au fond du golfe éponyme, il n’en est pas moins au cœur de ce front maritime où la Bretagne tient une place importante. Aussi semble-t-il difficile de pouvoir affirmer que Vannes est « comme 25 ans plus tôt, une ville du front de l’arrière » (p. 12). Certes, en 1939-1940, la guerre navale n’a sans doute pas l’intensité de ce qui peut s’observer quelques mois plus tard. Pour autant, ceci ne signifie pas qu’elle n’a pas existé, et qu’elle n’a pas été sans influencer la vie des contemporains. Il est à cet égard frappant de constater combien le propos ignore complètement les archives de l’inscription maritime, pourtant prometteuses pour appréhender ces populations littorales qui, quoi qu’on en dise, font aussi partie de Vannes.

Loin de ces œillères, c’est au contraire dans une triple dimension, terrestre, maritime et aérienne que la cité doit être replacée, tant en 1939 qu’en 1945, puisqu’à l’évidence la perspective diachronique est ici primordiale[11]. Cet exercice de géographie doit aussi être mené sur le plancher des vaches et prendre en compte les interactions avec les bases sous-marines de Brest, Saint-Nazaire et bien entendu Lorient. Dès lors, c’est aussi à une histoire économique, celle notamment d’une Organisation Todt ne passant pas pudiquement sous silence l’accommodation avec l’occupant, qu’appelle un tel programme. En d’autres termes, qu’est-ce que cette proximité implique du point de vue de l’occupation mais aussi des opérations aériennes et des évacuations de populations civiles ? S’il est beaucoup question du transfert de Lorientais sur Vannes, jamais ces déplacements ne sont resitués dans la réalité de flux démographiques que l’on sait pourtant beaucoup plus vastes et portant notamment jusqu’en Anjou – ce dont peut témoigner une partie de l’ascendance de l’auteur des présentes lignes. Mais il est vrai que c’est là un chantier qui, pour une assez large part, reste à ouvrir, chose qui ne pourra se faire sans se cantonner à une approche victimaire : en effet, il faudra intégrer au raisonnement l’agentivité des acteurs. Certes, le volume n’est pas sans évoquer « plusieurs entreprises [qui] profitent des nouveaux marchés passés avec les Allemands » (p. 77) mais on aurait aimé que ceux-ci soient resitués dans l’économie plus générale de la période, c’est-à-dire en prenant en compte les problèmes de main d’œuvre, l’inflation ainsi que le volume d’activité. Bref, une histoire économique et sociale certes aujourd’hui largement passée de mode mais dont l’intérêt n’est plus à prouver : en témoignent par exemple les travaux d’Hubert Bonin sur la Société générale. Quid par exemple du secteur bancaire à Vannes ? Là est un chantier encore vierge et qui reste à défricher.

En définitive, non seulement cet ouvrage pâtit d’une ambition inappropriée mais souffre de dépouillements trop étriqués, puisque centrés sur le seul Morbihan. Or une synthèse sur Vannes pendant la Seconde Guerre mondiale ne peut au XXI^e siècle être sérieusement envisagée sans recourir d’une part à maints services français d’archives (en premier lieu le Service historique de la Défense et les Archives nationales mais également les Archives départementales d’Ille-et-Vilaine), d’autre part à une approche comparative (comme esquissé plus haut) et transnationale. Non seulement il aurait fallu dépouiller en Allemagne pour accéder aux pensées de l’occupant mais le passage par la Grande-Bretagne et les États-Unis aurait été éminemment utile : comment ces alliés appréhendent-ils le chef-lieu du département du Morbihan ? Or, la reconnaissance optique de caractères aidant, il aurait sans doute été possible de mener quelques brèves premières investigations, notamment dans la presse américaine que l’on sait très largement numérisée. C’est dire donc si non seulement l’heure de la synthèse n’est pas venue mais si la place existe pour bien d’autres travaux de qualité, reprenant enfin le flambeau de R. Leroux, et pour qu’au final quelqu’un puisse s’atteler à cette nécessaire œuvre d’ampleur que nous appelons de nos vœux. À l’horizon du prochain centenaire ?

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[1] Evanno, Yves-Marie et Porteau, Olivier (dir.), Vannes 39-45. Une ville bretonne dans la tourmente, Batz-sur-Mer, Éditions Le Grand Blockhaus, 2024. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

[2] Pour un exemple abordant notamment celle de La Loupe, dans le secteur Ouest de l’Eure-et-Loir, je me permets de renvoyer à Le Gall, Erwan, « Des bricolages héroïques au syncrétisme du maquis de Plainville : la Résistance dans le Perche d’Eure-et-Loir, 1940-1944 », in Andrieu, René (Sous l’égide du comité scientifique de la Fédération des Amis du Perche présidé par), Le Perche de 1940 à 1945, Montligeon, Fédération des Amis du Perche, 2008, p. 145-185.

[3] Pour une bonne illustration de la reprise sans aucune distance de ce discours Porteau, Olivier, « Mission Cockle-Gendarmerie. Aux origines d’une Résistance morbihannaise », in Ouvrage collectif, Juin 1940-Août 1944. Vannes, une ville occupée puis libérée, Vannes, Société polymathique du Morbihan, 2024, p. 8-13.

[4] Vidal-Naquet, Clémentine, Couples dans la Grande Guerre. Le tragique et l’ordinaire du lien conjugal, Paris, Les Belles Lettres, 2014.

[5] Sur cette question on pourra consulter la contribution solidement documentée mais manquant sans doute de mise en perspective de Collobert, Christian, « Le Sport sous l’occupation », in Ouvrage collectif, Juin 1940-Août 1944. Vannes, une ville occupée puis libérée, Vannes, Société polymathique du Morbihan, 2024, p. 34-43.

[6] Leroux, Roger, Le Morbihan en guerre 1939-1945, Mayenne, Jacques Floch Imprimerie Editeur, 1978.

[7] Becker, Jean-Jacques, 1914 : Comment les Français sont entrés dans la guerre, Paris, Presses nationales de la Fondation des Sciences politiques, 1977.

[8] Salson, Philippe, L’Aisne occupée. Les civils dans la Grande Guerre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.

[9] Regis, Nina, Le Pain de guerre allemand : une histoire culturelle de l’arrière, 1914-1918, thèse de doctorat en civilisation germanique sous la direction de Stange-Fayos, Christina et Audoin-Rouzeau, Stéphane, Toulouse, Université Toulouse Jean Jaurès, 2022.

[10] Corbin, Alain, Les Cloches de la terre. Paysage sonore et culture sensible dans les campagnes du XIX^e siècle, Paris, Albin Michel, 1994.

[11] Sur la dimension aérienne, il y aurait bien entendu eu matière à plus appuyer sur l’aérodrome de Meucon. En attendant, on se réfèrera à Fromage, Mathieu, Nebout Frédéric, Henoff, Frédéric et Schmitz, Johann, Vannes-Meucon. L’aérodrome sous l’occupation 39-45, Bunker Archéo 56, sans lieu ni date, aimable monographie composée par des passionnés mais ne respectant malheureusement pas les règles méthodologiques de la discipline quant à la traçabilité des affirmations avancées.

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