La visite d’Emmanuel Macron à Plumelec le 5 juin 2024, déplacement sur les pas du maquis de Saint-Marcel prolongé l’après-midi à Saint-Lô par un hommage rendu aux victimes civiles des bombardements alliés mais surtout le lendemain par les commémorations du Débarquement de Normandie, s’insère dans une double rupture chronologique qui, néanmoins, n’est pas exempte de continuités. La première nouveauté est celle, bien entendu, de la présence d’un Président de la République en exercice sur ce haut-lieu de la Résistance en Bretagne. Si Charles de Gaulle y vient en 1947, ce n’est pas en tant que chef d’État mais comme ancien combattant en pleine traversée du désert ; certes il ne s’agit pas de n’importe quel ancien combattant mais pas non plus d’un personnage officiel. Symboliquement, la différence est de taille. On a par exemple beaucoup écrit sur la présence de François Hollande au Chemin des Dames le 16 avril 2017, à l’occasion du centième anniversaire de l’offensive Nivelle. Bien entendu, c’était la première fois qu’un Président de la République assistait à cette commémoration et le geste n’était pas négligeable. Mais on remarquera toutefois que l’ancien maire de Tulle était alors tellement démonétisé politiquement qu’il n’avait pas pu se présenter devant les électeurs pour briguer une reconduction de son mandat à l’Élysée, ce qui pour le coup était inédit. La seconde nouveauté induite par ce déplacement en Morbihan d’Emmanuel Macron pour célébrer la Résistance renvoie à sa portée politique immédiate puisque ce déplacement intervient 4 jours avant les élections européennes, scrutin pour lequel le Président ne ménage pas ses efforts même s’il n’est pas lui-même candidat. Là est une distinction majeure à opérer avec le 27 juillet 1947. Le général de Gaulle se rend en effet à Saint-Marcel en plein été, de surcroît alors que le pays est frappé par une intense vague de chaleur. Cela n’empêche bien évidemment pas la vie politique de peser sur ce lourd climat, bien au contraire même, mais il convient de remarquer que la temporalité est radicalement différente. Aussi la venue à Plumelec d’Emmanuel Macron rappelle que, comme toujours, la mémoire étant l’outil politique du temps présent, cette commémoration pour être saisie à sa pleine mesure, devra être resituée dans ce contexte bien particulier afin d’en percevoir pleinement les enjeux. Même chose du reste en ce qui concerne les fastueuses cérémonies qui auront lieu sur les plages du Débarquement, manifestations dont j’ignore parfaitement la teneur au moment où j’écris ces lignes. Pour autant, il ne faut pas être grand clerc pour deviner que, trois jours avant des élections européennes que tous les sondages annoncent difficiles pour la majorité, c’est bien d’une autre manière de faire campagne dont il s’agira. Et de ce point de vue, la rupture n’est pas nécessairement celle à laquelle on pourrait songer en première instance. En effet, tout comme en 1947, il sera à l’évidence beaucoup question d’Europe et de souveraineté nationale lors de ces commémorations des 5 et 6 juin 2024. C’est d’ailleurs sans doute cette réalité qui légitime le choix d’un répertoire d’action dont la rentabilité mérite d’être interrogée. En effet, si la mémoire est politique, elle n’est qu’un des moyens d’en faire, surtout lorsqu’on est Président de la République. D’où la nécessité de mettre en perspective ce choix afin, peut-être, de parvenir à deviner la véritable rupture dont il sera question lors de ce 80^e anniversaire.

Commémorer la Résistance : une évidence ?

Si l’on envisage la commémoration de Saint-Marcel, qui du point de vue militaire n’est jamais qu’une des nombreuses opérations préliminaires au Débarquement de Normandie, sous l’angle du répertoire d’action politique, alors force est d’admettre que celle-ci, en 1947 et plus encore sans doute en 2024, ne va pas de soi. Contrairement à ce que l’on pourrait penser de prime abord, il n’est en effet pas certain que « l’armée des ombres » parle à tout le monde, même si cette réalité peut être choquante. Or, en venant commémorer l’histoire de ce maquis, le Président ne cherche-t-il pas d’abord une tribune à partir de laquelle il pourra toucher le plus vaste électorat ?

En premier lieu, on rappellera que si la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale est un phénomène de masse, celui-ci reste, lorsque rapporté à l’ensemble de la population française d’alors, non seulement minoritaire mais peut-être même marginal. Les chiffres sont en effet sans appel. Si appréhender « l’armée des ombres » au regard de la seule carte de Combattant volontaire de la Résistance constitue un prisme éminemment déformant, et désormais bien connu grâce aux analyses indispensables de L. Douzou, il n’en demeure pas moins qu’en 1999 ce sont à peine plus de 200 000 titres qui sont délivrés au titre du droit à Réparation[1]. Quant aux effectifs du maquis de Saint-Marcel, ils sont estimés aux environs de 3 000. Tel est en tout cas le chiffre avancé par l’historien R. Porte dans son récent, et fort utile, Dictionnaire d’histoire militaire. Or ces données statistiques interrogent la pertinence même du choix de ce répertoire d’action dans la mesure où ce qui le fonde est la volonté politique de s’adresser au plus grand nombre. Les chiffres sont en effet têtus. Certes, les 200 000 titulaires de la carte de CVR ne sauraient être considérés comme représentatifs de l’ensemble beaucoup plus vaste, et aux contours éminemment gazeux, qu’est la population résistante. Mais, même à opter pour un corpus 5 fois plus important, que pèse ce million d’individus lorsque comparé aux quelques 40 millions d’habitants que compte la France de 1947, et aux quelques 65 que revendique celle d’aujourd’hui ? Même remarque à l’échelle du Morbihan où les 3 000 maquisards de Saint-Marcel ne représentent même pas 1% de la population totale du département à la Libération[2]. Certes, commémorer la Résistance est un bon moyen de promouvoir les valeurs humanistes et pacifiques, et c’est là chose, à mon humble avis, éminemment nécessaire. Mais il n’en demeure pas moins que ce discours est basé sur une distorsion démographique qui devrait interroger. En effet, on est ici loin de la configuration mémorielle des années 1930 où l’économie morale de la reconnaissance mise en œuvre en faveur des anciens poilus permet d’agir sur une population de l’ordre de 10% du corps électoral, fraction d’autant plus importante dans un régime parlementaire où nombreux sont les sièges décidés à la suite d’un ballotage[3]. Autrement dit, si l’intention est d’influer sur les résultats des prochaines Européennes, le pari paraît au mieux risqué.

De surcroît, on rappellera que la Seconde Guerre mondiale renvoie en France, encore aujourd’hui, à une mémoire largement désunie[4]. Bien des travaux ont souligné combien le maquis est en 1944 la source d’une image ambivalente, pour ne pas dire ambigüe, et rien ne dit que celle-ci n’est pas encore pour partie présente dans les représentations mentales actuelles. Certes, en 1947, c’est le mythe résistancialiste qui prévaut, celui qui postule une population unanimement rangée derrière « l’Homme du 18 juin », que cela soit au sein des Forces françaises libres ou dans les rangs des maquisards[5]. Mais à chaque fois, il s’agit de rendre hommage à une population – pour mieux prendre appui politiquement sur elle – qui quantitativement reste très minoritaire, pour ne pas dire marginale. Il est bien entendu trop tôt pour faire l’histoire de la politique mémorielle de la présidence d’Emmanuel Macron. Pour autant, quand viendra l’heure de s’y atteler, il ne fait pas de doute que le centenaire de la Première Guerre mondiale, et tout particulièrement « l’itinérance mémorielle » organisée en 2018, occupera une place centrale. Sans doute y a-t-il de la part de Bruno Roger-Petit, influent conseiller du Président pour ces questions, l’idée de de reproduire le « coup » d’alors. Mais la base quantitative des poilus de 1914-1918 n’est pas franchement celle des combattant de « l’armée des ombres »…

Ajoutons que le portrait collectif de ces Résistants n’est pas évident à cerner puisque si l’on trouve beaucoup d’hommes jeunes, entrés bien souvent en clandestinité à la faveur des lois du 4 septembre 1942 et du 16 février 1943 sur le travail obligatoire, ils sont la plupart du temps encadrés par des éléments plus âgés recrutés en fonction de compétences spécifiques. L’historienne J. Sainclivier l’expose avec force dès le début des années 1990 : la Résistance est avant tout quête d’efficacité et l’engagement au sein de « l’armée des ombres » est pour beaucoup affaire de milieux socio-professionnels plus ou moins porteurs[6]. Les imprimeurs sont par exemple particulièrement recherchés quand il s’agit de fournir des faux papiers ou de produire et diffuser des tracts et des journaux clandestins. Quant aux convictions personnelles, dont le récit mémoriel font l’alpha et l’omega, elles ont une influence en réalité beaucoup plus relative, très largement déterminée par la géographie d’une part, par l’intelligence de la situation – éminemment complexe par ailleurs, et c’est une chose qui est trop souvent négligée – par les acteurs[7]. Sans oublier que l’on peut parfaitement être une figure éminente de la Résistance et appartenir aux milieux les plus droitiers. Ayant présidé à la venue du général de Gaulle à Saint-Marcel en juillet 1947, le colonel Rémy en est une parfaite illustration. Il sera d’ailleurs intéressant de voir si le Président évoquera cette sulfureuse figure lors de sa venue en Morbihan le 5 juin prochain. Dans l’âpre combat qui l’oppose au Rassemblement national, le sulfureux agent secret de la France libre fera-t-il office de repoussoir ou permettra-t-il une hardie manœuvre de triangulation, comme Nicolas Sarkozy avait pu le faire avec Guy Môquet en 2007 ?

Sans doute y a-t-il là une première série de hiatus qui devrait interroger. Mais, à bien y réfléchir, ceux-ci paraissent peu peser au regard de la distorsion des faits historiques produite par l’opération mémorielle elle-même. Déjà, en 1947, le général de Gaulle, alors en pleine traversée du désert, est obligé de composer à Saint-Marcel avec une « armée des ombres » beaucoup plus plurielle que ce que suggère ce singulier et, surtout, avec un bilan particulièrement lourd qu’il convient d’occulter, sous peine d’invalider le message. Car, on l’oublie souvent, Saint-Marcel est avant tout l’histoire d’une rencontre entre Résistance intérieure et extérieure qui débouche sur un échec retentissant signant la faillite des maquis mobilisateurs : une histoire dramatique indissociable d’une répression d’une très grande sévérité. Faute d’enquête de fond plus récente sur le sujet, on rappellera les chiffres avancés à la fin des années 1970 par l’historien R. Leroux, qui n’hésite pas à ce propos à parler de véritable « chasse à l’homme ». Alors que les populations qui gagnent le maquis en ce mois de juin 1944 croient venue l’heure de la Libération, cette épopée se solde par un véritable bain de sang, à savoir 69 morts et cinq déportés qui ne rentreront pas des camps, sans compter d’importantes destructions matérielles :

« La colère de l’occupant s’acharne sur Saint-Marcel. Le 25 juin, il incendie le château des Hardys-Béhélec et brûle les arbres du parc au lance-flamme, le lendemain celui de Sainte-Geneviève subit le même sort et le 27 les représailles s’étendent à l’ensemble du bourg : les troupes pillent argent, linge, mobilier, emmènent le bétail et les volailles puis jettent partout des grenades incendiaires, ne respectant que l’église, le presbytère, les écoles, les bâtiments des religieuses et deux maisons particulières. »[8]

La Libération tant attendue intervient, elle, plusieurs semaines plus tard, au début du mois d’août. Certes, on peut commémorer un massacre, et même une défaite. Surtout quand on veut bien se rappeler que le maquis de Saint-Marcel constitue une des nombreuses prémices du Débarquement de Normandie qui, lui, est le – néanmoins difficile – succès que chacun sait[9]. Mais capitaliser sur un tel événement pour délivrer un message censé exalter l’union du pays et, surtout, insuffler de la confiance à un corps électoral qui paraît en manquer cruellement, semble bien illusoire. De ce point de vue, on ne peut manquer de souligner l’étrange communication présidentielle qui a consisté lors des vœux présentés le 31 décembre 2023 à placer l’année 2024 sous le signe du « millésime français ». Bien entendu, ceci peut parfaitement s’entendre du point de vue de l’organisation des Jeux Olympiques. Mais le contresens paraît plus manifeste à propos du 80^e anniversaire de l’année 1944 :

« Oui, 2024 sera vous l’avez compris un millésime français. Parce que c’est une fois par décennie que l’on commémore avec cette ampleur notre Libération. »[10]

On pourra toujours arguer que les manifestations de Saint-Marcel n’auront pas l’écho de celles prévues sur les plages normandes et sans doute invoquera-t-on à cette occasion une certaine forme de « niche mémorielle ». Pour autant, le fait est que les 177 du commando Kieffer sont le petit – ce qui n’enlève bien évidemment rien aux immenses mérites de ces hommes – arbre qui peine à cacher une forêt France aux abonnés presqu’absents en ce jour J. Certes, l’historien M. Bourlet a raison de rappeler que la participation tricolore au D-Day ne peut se réduire à cette glorieuse phalange et doit englober les nombreux navires en soutien ainsi que tous les éléments aériens et aéroportés. Mais il n’en demeure pas moins que, sur le plan symbolique, le bilan est maigre. C’est d’ailleurs bien pour cela que le général de Gaulle, devenu Président de la République, snobe ostensiblement les commémorations du 20^e anniversaire en 1964, pour célébrer en grandes pompes quelques semaines plus tard le débarquement de Provence : il est vrai que les troupes françaises y constituent l’essentiel du corps de bataille. Dès lors, comment comprendre ce « millésime français » vanté par Emmanuel Macron ? Alors que maintes voix pour le moins eurosceptiques ne cessent de dénoncer une relégation de la puissance tricolore, voire un effacement devant l’Union européenne, quand ce n’est pas au profit de la seule Commission, ne faut-il pas voire là une erreur manifeste de communication ? Car à n’en pas douter, les 5 et 6 juin 2024, comme ce fut le cas du reste le 27 juillet 1947, c’est bien l’Europe et la situation internationale qui seront dans tous les esprits.

Certes, la politique n’est pas que calcul, et heureusement du reste. Mais il n’en demeure pas moins que tant en 1947 qu’en 2024, les commémorations de Saint-Marcel opérées par Charles de Gaulle et Emmanuel Macron interviennent dans des contextes pour le moins difficiles sur le plan électoral. Si l’intention philosophique est sans doute fort louable – ce n’est pas à l’auteur des présentes lignes d’en juger – on peut en revanche s’interroger sur un répertoire d’action dont il n’est pas certain qu’il s’avère très rentable. Or, qu’est-ce que la politique si ce n’est un art de l’efficacité ?

Une permanence l’Europe

De ce point de vue, on ne peut que juger sévèrement la visite du général de Gaulle à Saint-Marcel en juillet 1947 puisque celle-ci ne contribue nullement, même de manière très temporaire, à le faire sortir du désert. Ce déplacement s’intègre dans une grande tournée où alternent moments privés, comme lorsque « l’Homme du 18 juin » se recueille à Paimpont sur la tombe de sa mère, et grandes réunions publiques où le ton est particulièrement offensif, comme à Rennes, dans la soirée du 27 juillet. Ajoutons à ce propos que le contraste avec le rythme des déplacements présidentiels au XXI^e siècle donnerait presque le tournis. Le Président de la République ne passera au mieux que quelques heures à Plumelec, avant de gagner la Manche, puis de revenir sans doute à Paris avant de se rendre le lendemain sur les plages normandes. Mais cet emploi du temps tourbillonnant ne doit pas induire en erreur. Le général de Gaulle n’est, on l’a vu, pas resté beaucoup plus longtemps à Saint-Marcel que ne le fera Emmanuel Macron à Plumelec et une constante s’impose avec force : à chaque fois, l’étape morbihannaise est avant tout caractérisée par sa brièveté. D’ailleurs, quand on veut bien se rappeler que la visite de « l’Homme du 18 juin » a lieu en plein été, quand les Français sont pour beaucoup en vacances, on en viendrait presque à se demander si la stratégie de communication empruntée par le chef du RPF n’est pas celle dite de la « carte postale ». Sans doute y a-t-il d’ailleurs là matière à mettre en perspective les retombées presse obtenues à la suite de la commémoration de Saint-Marcel, et plus encore du discours de Rennes. Si les articles sont si nombreux, c’est qu’en cette fin du mois de juillet 1947, l’actualité est aussi probablement moins dense, comme engluée dans une certaine torpeur estivale. Mais le fait est qu’il n’arrivent pas à imprimer durablement l’opinion…

Qu’en sera-t-il pour Emmanuel Macron le 5 juin 2024 ? Il est à dire vrai bien difficile de le dire et ce pour deux raisons essentielles. Tout d’abord, il faut avouer que l’on ignore le but politique exactement recherché par le Président la République avec ce déplacement. Si les plages du Débarquement offriront une scène internationale à Emmanuel Macron, ce que tend à que confirmer la présence annoncée de Volodymyr Zelensky, tel ne sera pas le cas de Plumelec. Aussi l’écho médiatique généré par ce déplacement sera-t-il nécessairement beaucoup plus modeste. Sans compter que cette étape représente aussi un coût non négligeable pour les médias chargés de le suivre et que certains choix budgétaires pourront être faits dans un sens qui ne va pas nécessairement dans celui de la plus large diffusion de la parole élyséenne. En second lieu, observons que la réussite et l’échec de cette séquence commémorative – le déplacement à Saint-Marcel étant indissociable de son prolongement sur les plages du débarquement de Normandie le lendemain – seront selon toute vraisemblance appréciés au miroir des résultats des élections européennes, le 9 juin 2024. Toujours est-il que c’est au prisme de ce scrutin qu’est reçue, le 2 juin 2024, l’annonce de la présence le 6 juin d’Emmanuel Macron dans les journaux de 20 heures de TF1 et France 2.

Bien entendu, les contextes sont fort différents et n’ont, à dire vrai, pas grand-chose à voir. Mais un rapide examen de la presse publiée au lendemain de la visite du général de Gaulle à Saint-Marcel montre combien certains arguments sont récurrents et semblent traverser les décennies. Sans doute y a-t-il d’ailleurs là matière à interroger la stratégie de l’Élysée en termes de communication. Car le calendrier pour le moins resserré de cette déambulation brito-normande n’est assurément pas pour atténuer la grande diversité des faits historiques commémorés. Car de quoi s’agit en dernière instance ? À Plumelec le Président reviendra sur les traces du maquis de Saint-Marcel, histoire d’une rencontre entre Résistants de l’intérieur et de l’extérieur si ce n’est manquée s’étant soldé par un échec sanglant. À Saint-Lô, il s’agira de rendre hommage aux victimes civiles des bombardements alliés, dans une subtile partition qui devra mettre en perspective les opérations britanniques et américaines tout en n’oubliant pas que celles-ci avaient tout de même pour objectif de combattre l’occupant nazi. Un détail qui ne me semble pas complètement négligeable. Enfin, sur les plages normandes, le propos mettra à l’évidence en exergue les vertus de l’alliance entre la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis, tout en prenant bien soin d’éviter de mentionner l’URSS et ce pour des considérations géopolitiques évidentes. Pour le formuler autrement, il s’agira de diffuser non seulement trois messages fort différents, mais même parfois antagoniques, en très peu de temps. Aussi n’est-il vraiment pas certain que la pédagogie historique soit au rendez-vous.

On sait combien la scène internationale est en ce printemps 2024 tendue avec d’une part, depuis février 2022, l’offensive russe en Ukraine, d’autre part depuis le 7 octobre 2023 la situation dramatique au Moyen-Orient. Reflet de la puissance mondiale qu’elle est, la France est de facto impliquée, à des degrés divers, dans ces crises. Mais en 1947, la situation est tout aussi floue, chose que l’on a trop souvent tendance à oublier. La visite du général de Gaulle à Saint-Marcel intervient en effet une quinzaine de mois après le discours prononcé à Fulton par Winston Churchill, c’est-à-dire à une époque où se cristallise le rideau de fer et l’affrontement entre l’est et l’ouest. L’appellation de guerre froide ne doit, à cet égard, pas induire en erreur. En premier lieu, cette expression apparaît très largement abusive lorsqu’appliquée à des espaces extra-européens, et notamment en cette Indochine où la France est alors en première ligne, même si c’est avec un corps expéditionnaire qui n’est pas alimenté par la conscription. En second lieu, si nous savons aujourd’hui, à l’heure où sont écrites ces lignes, que cette guerre reste froide, avec encore une fois de plus toutes les réserves qu’appelle cette expression, les contemporains eux l’ignorent. Il en résulte une angoisse latente qui est très clairement perceptible en lisant la presse des lendemains du 27 juillet 1947. « Angoisse » est d’ailleurs le titre du « scénario romancé » que propose l’édition du 29 juillet de Cinévie, un hebdomadaire illustré dédié principalement à l’actualité des vedettes de cinéma et qui, pour le coup, paraît bien dans l’air du temps[11].

Cette angoisse, et plus encore cette fracturation de l’opinion publique, sont particulièrement évidentes à la lecture de la première page de La Croix, quotidien catholique qui annonce que « la France entière a rendu un dernier hommage aux victimes de la guerre et de l’oppression hitlérienne », manière de suggérer une unité nationale qui ne fait guère illusion face aux vives critiques portées par le général de Gaulle à l’égard du Parti communiste, et relayées en une, le tout sur fond de « crise de civilisation et d’affrontement des doctrines » actant « l’agonie du capitalisme libéral »[12]. Pour Ce soir, quotidien dirigé par Louis Aragon et dans l’orbite du Parti communiste, c’est au contraire le général de Gaulle qui est un facteur « de division des Français et de division des grands alliés »[13]. Du côté de L’Humanité, le ton est encore plus agressif et le journal fondé par Jean Jaurès n’hésite pas à faire de « l’Homme du 18 juin » un « agent de division et de désordre » et l’accuse d’être le « chef du Rassemblement anticommuniste »[14]. Si France-soir adopte un parti radicalement différent, la teneur n’en est pas moins anxiogène et le quotidien populaire né de la clandestinité, et de Défense de la France, ne craint pas d’affirmer en première page que « de Gaulle part en guerre contre l’URSS et les chefs communistes »[15]. Loin de l’opposition binaire que suggèrent ces quelques titres radicalement opposés, la situation apparaît sans doute bien peu lisible à une grande partie de l’électorat probablement apeurée par ces postures martiales et volontiers anxiogènes. Instructive est à cet égard la remarque formulée par Combat, grand journal issu lui aussi des rangs de la Résistance et pour qui « la plupart des groupes [parlementaires] souscrivent aux attaques contre le PC mais redoutent l’antiparlementarisme du RPF »[16]. Enfonçant le clou dans un éditorial ciselé, Pierre Herbart, dont on connaît le rôle crucial pendant la Libération de Rennes, renvoie dos à dos les deux parties, position sans doute courageuse mais qui n’est à l’évidence pas pour aider ses lecteurs à y voir plus clair[17]. Quant à la Gazette provençale, si ce quotidien avignonnais a lui aussi les yeux tournés vers la Bretagne, c’est pour afficher un fait-divers non moins anxiogène : l’explosion le 28 juillet 1947, dans le port de Brest, d’un Liberty ship aux cales remplies de nitrate d’ammonium, l’Ocean Liberty[18]. Autrement dit, les cérémonies de 1947 et 2024 ont en commun de se dérouler dans des contextes éminemment tendus et caractérisés par une grande fracturation de l’opinion.

Pour divers et contrastés qu’ils soient, ces différents titres de la presse nationale et régionale montrent que la cérémonie du 27 juillet 1947, loin de parler d’un temps révolu, la Seconde Guerre mondiale, installent une scène, la mémoire, sur laquelle se développent les oppositions idéologiques du moment. En d’autres termes, la visite du général de Gaulle à Saint-Marcel, étape d’une plus vaste tournée bretonne, ne relève pas uniquement d’une sortie de guerre et doit être comprise au prisme d’un autre conflit, d’une autre grille de lecture du réel en cours, celui de l’opposition Est-Ouest exacerbée sur le plan intérieur par la rupture, quelques mois plus tôt, du tripartisme. Il en est par bien des égards de même en 2024 où, à l’évidence, les commémorations du 5 juin, et plus encore celle du lendemain sur les plages normandes, seront l’occasion pour le Président de la République de distiller quelques messages qui ne pourront être déconnectés du contexte géopolitique. D’ailleurs, là encore, il est frappant de voir combien certains titres, s’ils ne doivent pas conduire à tracer des parallèles qui relèveraient très probablement de la surinterprétation, n’en constituent pas moins des échos évocateurs. Tel est par exemple le cas des Dernières dépêches de Dijon qui, dans son édition du 28 juillet 1947, titre sur « le général de Gaulle [qui] accuse ouvertement le Parti communiste de saper l’unité nationale »[19]. Comment ne pas songer ici aux ingérences de la Russie de Vladimir Poutine et à certaines accusations portées à l’égards de responsables du Rassemblement national et de la France insoumise ? Sans aller jusqu’à affirmer que l’histoire se répète, ce qui ne se produit jamais, force est de constater que la situation actuelle invite à une certaine prise de champ chronologique afin de sortir du règne du présentisme.

Mais la puissance mondiale de la France n’est pas sans limites. Aussi est-elle obligée d’opérer par délégation. Ceci est du reste vrai en 2024 comme en 1947 même si, alors, les termes de ce qui s’apparente à une procuration ne se posent pas nécessairement dans les mêmes termes. S’il est souvent question d’Europe dans la presse d’alors, ce n’est bien évidemment pas en tant que construction politique mais le plus souvent comme espace géographique qu’il convient de préserver de la guerre, autrement dit comme un théâtre de l’affrontement entre les deux « grands ». Au lendemain de la visite de Charles de Gaulle à Saint-Marcel, rares sont en effet les voix qui, comme Maurice Schumann, intègrent dans leur raisonnement une idée européenne qui, bien qu’encore floue, est conçue comme alternative aux deux blocs[20]. La plupart du temps, c’est une lecture binaire, pour ne pas dire manichéenne, qui prévaut. C’est ainsi par exemple que le 29 juillet 1947 L’Aurore prend acte de la « cassure de l’Europe »[21]. Alarmiste et emboitant le pas du général de Gaulle, Les Dernières dépêches de Dijon affirment en première page que « Moscou domine maintenant les deux tiers du Continent »[22]. À l’heure où se dessinent les contours du plan Marshall, les esprits sont à vifs et, dans L’Humanité, le philosophe Pierre Hervé ne fait rien pour atténuer les tensions géostratégiques traversant le continent :

« En vérité, le discours de Rennes marque une nouvelle étape sur la voie de l’engagement occidental. L’on savait bien que les sympathies de de Gaulle ne vont en aucune façon aux démocraties nouvelles de l’Europe centrale et orientale et que les Beck, Horthy, Antonesco et autres Mihaïlovitch sont tenus par lui pour gens honorables et marqués au front du signe qui révèle les chefs. »

Ce faisant, cet illustre Résistant finistérien met en lumière un autre enjeu de la période, enjeu également très présent en 2024, l’idée de souveraineté : « Mais comment peut-on prétendre sauvegarder les intérêts français quand on raye de la carte de nos amitiés toutes ces démocraties d’Europe et que l’on réduit en fait notre pays au rôle de tête de pont américaine ? »[23] Si l’analyse d’un Pierre Herbart, peu suspect de compromission avec les communistes, dans les colonnes de Combat est radicalement différente de celle livrée par Pierre Hervé dans L’Humanité, l’intention finale des discours reste la même : préserver l’indépendance nationale[24]. En effet, seules les modalités de cette dernière diffèrent. Quand l’un voit dans Moscou un danger, l’autre considère que Staline constitue au contraire une garantie. Mais on ne peut qu’être frappé par la symétrie des raisonnements. Mais à chaque fois, c’est bien le spectre de l’ingérence étrangère qui est brandi, une thématique qui bien évidemment n’est pas sans échos contemporains.

La mémoire pour changer de paradigme ?

C’est selon toute vraisemblance sur les plages normandes que cette portée internationale du message élyséen sera la plus sensible. La présence, en point d’orgue et en substitution à Vladimir Poutine, de Volodimir Zelensky, constituera à cet égard un symbole qui ne manquera pas d’être commenté et qui viendra appuyer un message finalement assez classique. L’idée que l’Europe est un rempart contre la guerre, la garantie de la paix sur le continent, est en effet au cœur du narratif européen. Mais ancien ministre délégué chargé de l’Europe et porte-parole de Renaissance aux élections européennes, Clément Beaune affirme ainsi à la fin du mois d’avril 2024 que « l’idée que la paix serait acquise n’est plus aussi évidente ».

Ériger l’Europe en rempart contre le recours aux armes n’a rien de neuf. Bien au contraire, c’est même d’un véritable topos discursif dont il s’agit. Associée à la seconde moitié du XX^e siècle, l’idée européenne connaît en réalité bien des précédents. Dès 1849 Victor Hugo plaide en ce sens afin de se démarquer de l’utopique, et universel, « printemps des peuples » de 1848. Dans les décennies qui suivent, le thème des « États-Unis d’Europe » s’affirme dans les débats, sans pour autant réussir à s’imposer. Il faut en effet attendre les années suivant la Libération pour que l’idée parte véritablement, quoi que non sans difficultés, à la conquête des cœurs. Il n’en demeure pas moins que l’association entre la paix et l’Europe ne date pas de 1950. Un homme comme Paul d’Estournelles de Constant, diplomate puis parlementaire élu en Sarthe, prix Nobel de la Paix en 1909 et enseignant à l’École des hautes études sociales fondée dix ans plus tôt par Dick May, en est une bonne illustration. Ardent promoteur de l’idée d’arbitrage au niveau international, il pense l’Europe comme « un moyen ou une étape vers la paix universelle »[25]. Certes, cette réflexion ne rencontre pas l’opinion publique mais il n’en demeure pas moins que ces arguments infusent. Prix Nobel de la Paix 1926, inlassable artisan du rapprochement franco-allemand et du pacte de Locarno, et par ailleurs lui aussi enseignant à l’École des hautes études sociales fondée par Dick May, Aristide Briand en est un bon exemple. Quelques mois après avoir signé, avec son homologue Franck Kellogg un pacte visant à rendre hors la loi la guerre qui n’est pour autant pas dénué d’ambiguïtés stratégiques[26], il propose à la Société des Nations d’instituer « une sorte de lien fédéral » entre les États européens pour garantir la paix.

Là se donne à voir une des conséquences du traumatisme qu’est la Grande Guerre, conflit conduisant à produire une formulation politique de ce projet alors déjà ancien qu’est l’Europe[27]. Or, encore une fois, c’est bien la préservation de la paix qui est l’idée motrice. On se rappelle également des mots de François Mitterrand affirmant en 1995, dans un véritable testament politique prononcé au sein même du Parlement européen, que « le nationalisme c’est la guerre ». Né en 1916, en pleine batailles de Verdun et de la Somme, le Président socialiste incarnait par bien des égards cette idée, de par son passé de Résistant, et cela malgré ces vicissitudes qui lui valurent bien de cruels sobriquets sur les bancs du Palais Bourbon sous la IV^e République, mais aussi de par son amitié avec Helmut Kohl, le chancelier de la réunification. Répété pendant des décennies, cette idée s’impose non seulement dans le narratif européen mais forge véritablement les consciences au point que le politiste bulgare Ivan Krastev considère aujourd’hui que « les Européens ne sont pas menacés par l’échec de leur modèle mais par ses succès ». Pour le dire autrement, c’est parce qu’elle s’est comprise comme un antidote à la guerre que la Communauté, puis l’Union, s’est assez largement dispensée de se préoccuper des questions de Défense.

Certes, dans les faits, le constat doit sans doute être plus nuancé, et ce pour au moins deux raisons. En premier lieu, et même si cette manière de voir est sans doute un peu irénique, l’Europe croit tellement en elle à l’orée du XXI^e siècle qu’elle en vient à se percevoir comme un modèle suffisamment attractif pour qu’il puisse servir de rempart aux tensions belliciste. C’est par exemple ce que montre le hochet de l’adhésion agité dans les Balkans, et peu importe si dans cette ex-Yougoslavie si sensible seule la Croatie a été pour l’heure en mesure d’intégrer l’Union[28]. En second lieu, et dans une optique plus réaliste, on ne peut nier m’existence d’initiatives européennes en matière de Défense. Dans le domaine des équipements, un programme comme Eurofighter en est une bonne illustration même si certaines voix pourront toujours déplorer que cela n’est pas suffisant. Même chose pour le Fonds européen de défense qui, lancé en 2021, finance à hauteur de 7,9 milliards d’euros (jusqu’en 2027) « les recherches et les développements menés en consortium par les entreprises européennes » du secteur. Sur le plan des troupes, on peut également mentionner le Corps européen, ou Eurocorps, descendant de la brigade franco-allemande née en 1989. Enfin, et même si cela n’est pas nécessairement l’aspect le plus visible de l’Europe de la Défense telle qu’elle existe – contrairement à ce qui est trop souvent avancé – déjà, il faut rappeler que la coopération européenne en termes de cybersécurité est non seulement une réalité mais que la France y prend toute sa part[29].

Certes, au fur et à mesure qu’approche l’échéance électorale, les questions internationales sont de moins en moins présentes dans la campagne. La proposition formulée en janvier 2024 par le commissaire au marché intérieur Thierry Breton de porter le Fonds européen de défense à 100 milliards d’euros paraît relever d’un autre temps tant elle est, à l’heure où sont rédigées ces lignes, éloignée des débats du moment. Un sondage publié à 9 jours du scrutin par Le Figaro suggère ainsi que les priorités du corps électoral sont essentiellement d’ordre domestique, et guidées par la quête de sécurité d’une part, de pouvoir d’achat d’autre part. La « lutte contre le terrorisme » et la « guerre en Ukraine » n’intéresseraient que 20 et 17% des sondés. Bien entendu, ces chiffres doivent être reçus avec mesure. Ainsi, dans quelle mesure l’immigration et la sécurité ne renvoient-ils pas à la même préoccupation dans l’esprit d’au moins une partie des personnes interrogées ? De même, on ne peut qu’être surpris de ne pas voir dans les sujets avancés le Proche-Orient. Faut-il en conclure que la question palestinienne ne figurait pas parmi les réponses formulées où faut-il comprendre qu’elle est confondue, dans un raccourci qui mériterait au moins quelques explications, avec la « lutte contre le terrorisme » ? Par ailleurs, on pourra arguer que l’immigration – censée préoccuper 41% des sondés – est une problématique par définition internationale. Il en est de même en ce qui concerne l’inflation, la hausse des prix de l’énergie et des matières premières étant indissociable du contexte géopolitique pour le moins tendu du moment. Dès lors, sans pour autant tomber dans le travers d’une négation de l’idée d’opinion publique, force est néanmoins de constater que les sujets posés à l’agenda de la campagne ne correspondent pas nécessairement aux enjeux de l’élection à venir.

Or, justement, c’est bien le contexte international qui conduit à placer les questions de défense au cœur de cette élection européenne, à telle enseigne qu’on est en droit de se demander si cet agenda n’est pas de nature à influer sur le narratif mémoriel de la Seconde Guerre mondiale. D’ailleurs, si le Président de la République s’invite le 6 juin 2024 dans les journaux télévisés de TF1 et de France 2 c’est pour, d’après ce qu’explique l’Élysée, évoquer les questions internationales et notamment la situation en Ukraine à partir de la tribune offerte par les commémorations du Débarquement de Normandie. Autrement dit, il importe sans doute de distinguer les enjeux structurels du scrutin des considérations ayant émaillé les derniers jours de la campagne. Si les débats entrouverts sur la place de la dissuasion nucléaire française dans la défense européenne ont polarisé bien des attentions, d’autres questions, d’intensité balistique sans doute moindre mais d’importance tout autant cruciale, méritent sans doute d’être examinées avec au moins autant d’intérêt. Il en est par exemple ainsi des initiatives présentées par la Commission pour « accélérer les achats d’équipements militaires en faveur de l’Ukraine ou pour regarnir les arsenaux vides des États membres ». Autrement dit, c’est d’une certaine forme de déplacement du regard dont il s’agit, moins centré sur les théâtres d’opérations que sur les modalités des efforts de guerre, cette « base industrielle » sur laquelle insiste en janvier 2024 Thierry Breton. Car Emmanuel Macron a beau en appeler, depuis plusieurs semaines, à une véritable « économie de guerre », force est néanmoins de constater qu’il n’a pas encore trouvé son Albert Thomas[30]. Or c’est aussi un juteux marché qu’il s’agit aussi de conquérir à l’heure où les Européens ont augmenté en 2022 leurs budgets de la Défense de 6% (soit un montant total de 58 milliards d’euros) et où 75% des achats qui en a résulté l’ont été auprès de firmes non-européennes.

Annonçant le 21 avril 2024 au quotidien Ouest-France, journal dont on connaît par ailleurs l’engagement européen, sa nomination à la tête du comité de soutien à la liste Besoin d’Europe emmenée par Valérie Hayer (Renaissance), Jean-Yves Le Drian affirme que l’Europe « a toujours été pour [lui] le vecteur central de la paix, de la démocratie, de la croissance, de la souveraineté nationale » puis précise : « Aujourd’hui, souverainetés française et européenne doivent se conjuguer pour garantir notre liberté et notre indépendance ». En quelques mots, dans un art consommé du contre-pied, l’ancien ministre de la Défense de François Hollande et des Affaires étrangères d’Emmanuel Macron met en lumière le véritable changement de paradigme auquel est actuellement confronté le récit européen : de construction née de la guerre pour permettre la paix sur le continent, elle doit devenir une entité devant soutenir une guerre pour préserver la paix et garantir ses frontières. Quant au Président de la République, il théorise dans un discours prononcé quatre jours plus tard en Sorbonne une « Europe puissance » qui serait fondée à la fois sur l’OTAN et sur une « initiative européenne de défense ». Or le pari qu’entend faire ce modeste billet, composé jusqu’au 3 juin 2024 et mis en ligne le lendemain, c’est que les commémorations de Plumelec, de Saint-Lô et des plages normandes serviront à inscrire ce nouveau narratif. Autrement dit, si ce 80^e anniversaire s’annonce historique, c’est sans doute moins du fait de la disparition des « derniers témoins » que par un changement radical de narratif, la mémoire de la Seconde Guerre mondiale n’étant plus mobilisée en tant qu’injonction à la paix mais en tant que rappel de la nécessaire union qui permet de gagner les guerres d’aujourd’hui. Certes, là comme hier, c’est de patriotisme – national et européen – défensif dont il s’agira[31]. Il n’en demeure pas moins que, et quoi qu’on puisse en penser par ailleurs, il y a là une véritable rupture. Et c’est sans doute celle-ci, et uniquement celle-ci, qui justifie le choix de ce répertoire d’action politique.

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[1] Douzou, Laurent, « La Résistance et le monde rural : entre histoire et mémoire », Ruralia, n°4, 1999, en ligne.

[2] En 1936, la population du département est officiellement de 537 528 habitants. Arch. mun. Rennes : annuaire, 1936.

[3] Sur l’économie morale de la reconnaissance lire notamment Cabanes, Bruno, La Victoire endeuillée. La sortie de guerre des soldats français 1918-1920, Paris, Seuil, 2014.

[4] Wieviorka, Olivier, La Mémoire désunie. Le souvenir politique des années sombres, de la Libération à nos jours, Paris, Seuil, 2010.

[5] Rousso, Henry, Le Syndrome de Vichy de 1944 à nos jours, Paris, Seuil, 1990.

[6] Sainclivier, Jacqueline, La Résistance en Ille-et-Vilaine 1940-1944, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1993.

[7] Sur le sujet je me permets de renvoyer à Le Gall, Erwan, « L’engagement des Français libres : une mise en perspective » in Harismendy, Patrick et Le Gall, Erwan (dir.), Pour une histoire de la France libre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, p. 29-47.

[8] Leroux, Roger, Le Morbihan en guerre 1939-1945, Mayenne, Jacques Floch Imprimerie Editeur, 1978, p. 512. Pour une synthèse récente mais n’apportant que peu d’éléments neufs Bougeard, Christian, « Le Maquis et la bataille de Saint-Marcel (18 juin 1944) : Événement marquant et lieu de mémoire de la Seconde Guerre mondiale en Bretagne », in Le Page, Dominique (dir.), 11 Batailles qui ont fait la Bretagne, Morlaix, Skol Vreizh, 2015, p. 332-356. L’auteur évoque pour sa part une centaine de morts.

[9] Sur le sujet on recommandera Wieviorka, Olivier, Histoire du débarquement de Normandie. Des origines à la Libération de Paris (1941-1944), Paris, Seuil, 2007 ainsi que Leleu, Jean-Luc (dir.), Le Débarquement. De l’événement à l’épopée, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018.

[10] Macron, Emmanuel, Vœux aux Français pour 2024, verbatim du discours publié le 31 décembre 2023 sur le site de l’Élysée.

[11] Bailey, Dr, « Angoisse », Cinévie, 3^e année, n°96, 29 juillet 1947, p. 9.

[12] La Croix, 68^e année, n°18 379, 29 juillet 1947.

[13] « De Gaulle prononce à Rennes un discours de division des Français et de division des grands alliés », Ce Soir, 11^e année, n°1 796, 29 juillet 1947, p. 1.

[14] « M. de Gaulle, agent de division et de désordre, se démasque publiquement comme chef du Rassemblement anticommuniste », L’Humanité, 44^e année, n°808, 29 juillet 1947, p. 1.

[15] « De Gaulle part en guerre contre l’URSS et les chefs communistes », France-Soir, 6^e année, n°930, 29 juillet 1947, p. 1.

[16] « Le Discours du général de Gaulle satisfait et inquiète les parlementaires », Combat, 6^e année, n°951, dernière édition, 29 juillet 1947, p. 1.

[17] Herbart, Pierre, « Saboteurs en puissance », Combat, 6^e année, n°951, dernière édition, 29 juillet 1947, p. 1.

[18] « Un quartier de Brest dévasté par l’explosion d’un Liberty Ship », La Gazette Provençale, 4^e année, n°804, 29 juillet 1947, p. 1.

[19] « Le Général de Gaulle accuse ouvertement le Parti communiste de saper l’unité nationale », Les Dernières dépêches de Dijon, 8^e année, n°604, 28 juillet 1947, p. 1. Le propos mis en exergues est celui-ci : « Je dis qu’elle [l’unité nationale] est en péril par le fait d’un groupement d’hommes dont ceux qui les mènent placent au-dessus de tout le service d’un État étranger ».

[20] Schumann, Maurice, « Ceux qui veulent la division du monde », L’Aube, 18^e année, n°3275, 20 juillet 1947, p. 1.

[21] « La rupture des négociations anglo-soviétiques provoquée par l’URSS et le prolongement du sabotage de la conférence européenne », L’Aurore, VI^e année, n°891, 29 juillet 1947, p. 4.

[22] « Moscou domine maintenant les deux tiers du Continent », Les Dernières Dépêches de Dijon, 8^e année, n°607, 31 juillet 1947, p. 1.

[23] Hervé, Pierre, « La Géographie change », L’Humanité, 41^e année, n°899, 30 juillet 1947, p. 3.

[24] Herbart, Pierre, « Saboteurs en puissance », Combat, 6^e année, n°951, dernière édition, 29 juillet 1947, p. 1.

[25] Du Réau, Elisabeth, « Paul d’Estournelles de Constant et l’idée d’Europe : élaboration et postérité d’une vision novatrice », in Tison, Stéphane, Paul d’Estournelles de Constant. Concilier les nations pour éviter la guerre (1878-1924), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 97.

[26] Soutou, Georges-Henri, « Le Pacte Briand-Kellogg de 1928 : entre grands sentiments et manœuvres diplomatiques », in Baechler, Jean et Delvolvé, Pierre (dir.), Guerre et droit, Paris, Hermann, 2017, p. 185-199.

[27] Du Réau, Elisabeth, « La France et l’Europe d’Aristide Briand à Robert Schuman. Naissance, déclin et redéploiement d’une politique étrangère (1929-1950 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 42-4, 1995, p. 558 : « Quels que soient la richesse du débat antérieur et l’intérêt des précurseurs de l’idée européenne, c’est après le grand choc culturel provoqué par le premier conflit mondial qu’émerge la notion d’un destin commun des peuples d’Europe ».

[28] Gilles, Lucile, « Intégrer l’Union européenne : la question migratoire dans les Balkans occidentaux comme enjeu de l’élargissement. Le cas de la Macédoine du Nord, de la Bosnie-Herzégovine et de la Croatie (1999 – 2016) », mémoire de master 1 histoire sous la direction de Dubois, Matthieu, Rennes, Institut d’études politiques de Rennes, 2024.

[29] Blanchais, Lucie, « La place de la coopération européenne dans la doctrine française de cybersécurité. Entre autonomie stratégique et coopération. 2012-2019 », mémoire de master 1 histoire sous la direction de Dubois, Matthieu, Rennes, Institut d’études politiques de Rennes, 2024.

[30] Sur ce sujet se référer aux travaux de l’historienne Adeline Blaszkiewicz-Maison et notamment à Albert Thomas. Le socialisme en guerre 1914-1918, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.

[31] Becker, Jean-Jacques, 1914 : Comment les Français sont entrés dans la guerre, Paris, Presses nationales de la Fondation des Sciences politiques, 1977.

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